jeudi 10 décembre 2015

WALLONIE-BRUXELLES - LE SCENARIO DE LA DIVISION

Par Olivier Mouton (Le Vif du 30 octobre 2015)

C’est le triomphe annoncé du régionalisme. Les uns après les autres, des parlementaires libéraux et socialistes wallons ont ouvert le débat ces dernières semaines : il est indispensable de transférer les compétences communautaires restantes aux Régions. Deux poids lourds, l’enseignement et la culture, sont dans le collimateur. C’est, disent-ils, l’expression d’un pragmatisme nouveau qui résonne comme une évidence, non plus d’un romantisme désuet aux couleurs du coq wallon ou de l’iris bruxellois.

« Dans l’air du temps »

Les discours, au MR et au PS, sont ancrés dans une réalité nouvelle. « Je ne suis pas un régionaliste historique pur jus, reconnaît Pierre-Yves Jeholet, chef de groupe MR au parlement wallon, qui a tiré le premier via une carte blanche rédigée avec son collègue Jean-Luc Crucke. Mais il y a eu une évolution dans la pensée. La sixième réforme de l’Etat a responsabilisé les entités fédérées, Régions en tête. C’est dans l’air du temps. Ce qui guide ma réflexion, c’est la volonté d’être performant. Notre monde institutionnel actuel est illisible et peu efficace. On perd beaucoup trop d’énergie et de moyens financiers alors que la situation budgétaire est très difficile. »

« Notre démarche part de la réalité des gens, prolongent les députés socialistes Christophe Collignon, Pierre-Yves Dermagne et Nicolas Martin, auteurs d’une tribune libre présentant la Wallonie comme une évidence. C’est la population wallonne qui a demandé la régionalisation dans une volonté de redéploiement économique et de création d’emplois. Pour y arriver, il faut un projet wallon fort qui repose sur le plan Marshall, mais en lien avec l’enseignement pour former les jeunes aux emplois de demain et avec une politique culturelle qui crée une identité forte, mais ouverte. »

Dans le camp des experts, on applaudit des deux mains. « Il est bon de constater que ce débat semble enfin avoir un degré de maturité suffisant pour être ouvert », se réjouit Christian Behrendt, professeur de droit constitutionnel à l’université de Liège. En chœur avec les députés, il insiste : cette révolution copernicienne est tout à fait possible dans le cadre intrafrancophone, via l’article 138 de la Constitution. Autrement dit, cette velléité n’ouvre pas la boîte de Pandore institutionnelle, contrairement à ce que prétend Joëlle Milquet (CDH), ministre francophone de l’Enseignement.

« Cela m’agace profondément que madame Milquet dénonce cela comme un cadeau fait aux Flamands, râle Christophe Collignon (PS), pourtant en majorité avec le CDH du côté francophone. Il faut cesser d’agiter sans cesse le chiffon de la N-VA. Elle n’a visiblement pas lu le détail de ce que l’on propose ! » « Non, madame Milquet, ce n’est pas de la tuyauterie institutionnelle, clame Pierre-Yves Jeholet. Si c’était le cas, je ne m’en préoccuperais pas. » Cette régionalisation s’inscrit dans la perspective d’un fédéralisme belge « apaisé », recomposé autour de quatre Régions. Mais elle ne nécessite de majorités spéciales que dans les entités francophones : parlements wallon, francophone et francophone bruxellois (Cocof). Bref, ce ne serait en aucun cas l’annonce d’une septième réforme de l’Etat, mais une simple évolution. Qui, du côté francophone, aurait pu avoir lieu depuis bien longtemps.

« Des Régions sœurs, pas jumelles »

Si ce débat sur la régionalisation de deux compétences clés se précipite, c’est en raison du constat d’échec posé au niveau wallon : la Région ne décolle pas sur le plan socio-économique. C’est aussi une conséquence « naturelle » de la sixième réforme de l’Etat, qui consacre le fait régional et consolide le statut de Bruxelles grâce au refinancement. C’est, enfin, le fruit d’un constat de plus en plus évident : les chemins des deux Régions se séparent lentement, mais sûrement.

« Dans les bureaux de parti, toutes formations politiques confondues, il faut être aveugle pour ne pas voir que les sensibilités sont très différentes entre Wallons et Bruxellois, dit Jeholet. Cela a toujours été le cas, mais le fossé se creuse. » « Avant, un tel débat n’aurait pas été possible parce qu’il n’y avait pas cette maturation de l’Etat fédéral, insiste Nicolas Martin, qui fut bourgmestre faisant fonction à Mons quand Elio Di Rupo était Premier ministre. Les sondages montrent que l’identité bruxelloise est en progression. Rudi Vervoort et Laurette Onkelinx se sont déjà largement exprimés en faveur de l’option régionale. Il y a une convergence de vues entre nous. » « Bruxelles et Wallonie sont sœurs, mais pas jumelles », résume Christophe Collignon.

Les deux ministres-présidents PS wallons et bruxellois soutiennent le mouvement sans trop se mouiller pour l’instant. « Toutes les grandes familles politiques doivent réfléchir ensemble à la manière de simplifier nos structures », affirme le Wallon Paul Magnette. « Chaque Région a ses spécificités et apporte des réponses différentes aux enjeux qui sont les siens, comme on vient de le faire avec notre réforme fiscale, déclare le Bruxellois Rudi Vervoort au Vif/L’Express. Une telle régionalisation correspond à des attentes dans les mondes éducatif et culturel. Je ne prendrai pour exemple que le décret inscription : il y avait un besoin à Bruxelles, mais pas du tout en Wallonie. En matière culturelle, on sent très bien qu’il y a désormais, à Bruxelles, une volonté de travailler sur des projets qui dépassent les barrières communautaires. Nous, ministres-présidents, devons accompagner ce mouvement. »

Au-delà d’une lisibilité accrue pour le citoyen, les partisans du « tout aux Régions » version 2015 égrènent les nombreux avantages qui découleraient des transferts. « Je crois en une osmose entre éducation (compétence communautaire) et formation (compétence régionale), souligne Pierre-Yves Jeholet. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas : il n’y a aucune synergie entre les Régions et la Fédération Wallonie-Bruxelles, on vit en vase clos. Or, nous avons aujourd’hui beaucoup trop de jeunes qui n’ont pas la formation adéquate pour rentrer sur le marché du travail. C’est inacceptable : il y a 16 % de chômage, mais une cinquantaine de métiers en pénurie. » « Il ne faut pas être grand clerc pour savoir qu’il faut organiser l’enseignement en phase avec les priorités du plan Marshall, notamment dans les nouvelles technologies », notent les socialistes Collignon, Dermagne et Martin.

Le constitutionnaliste Christian Behrendt opine du bonnet : « La coexistence de deux institutions au poids relativement comparable – un budget de 13 milliards pour la Région, de 9 milliards pour la Communauté – nous a conduit dans une situation de sous-performance institutionnelle. Il est bon qu’émerge la prépondérance d’une idée par rapport à une autre. » Mais il prévient dans la foulée : « Par contre, j’aurais des réserves s’il s’agissait de supprimer purement et simplement la Communauté française. »

« Une solidarité renforcée »

Ce grand écart Wallonie-Bruxelles condamne-t-il cette institution précisément rebaptisée Fédération Wallonie-Bruxelles en 2011, dans le contexte du bras de fer avec la Flandre ? Sans recettes propres, la Communauté française gère vaille que vaille cet enseignement qui mange la toute grosse majorité de son budget, mais représente un lien de solidarité vital entre francophones. « La vocation de la Communauté française n’est pas de gérer des masses budgétaires importantes, argumente Christian Behrendt. Ce n’est pas une institution de gestion politique quotidienne, mais bien une coupole qui permet un positionnement stratégique des francophones dans les discussions avec nos amis flamands. Elle reste indispensable, par exemple, lorsqu’il s’agit d’ouvrir une procédure en conflit d’intérêts. »

Non, Wallonie et Bruxelles ne divorceront pas pour autant, rassurent les politiques. « Je suis pour une solidarité renforcée avec les Bruxellois, insiste le libéral Jeholet. On réduit souvent mon discours à la fin de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais il s’inscrit dans un Etat fédéral fort, avec quatre Régions fortes. Concrètement, je veux la suppression, à terme, du gouvernement et du parlement. En lieu et place, on pourrait avoir une sorte de Comité de concertation avec Bruxelles et des accords de coopération forts. » « Dans notre proposition, la Communauté française subsisterait, avec un gouvernement et un parlement, pour pouvoir dénoncer le cas échéant un conflit d’intérêts, nuance le PS Nicolas Martin. Mais le gouvernement et le parlement pourraient être réduits. »

Tous veulent un débat « sans tabous ». Le MR se dit notamment favorable à une refonte en profondeur de la RTBF en lien avec les télévisions locales et soutient une remise à plat générale des institutions wallonnes, en ce compris les provinces et les intercommunales. Le PS préfère laisser les idées couler lors du Chantier des idées initié par un Elio Di Rupo dont on se demande s’il soutient pleinement cette perspective.

PS – MR : « J’espère la sincérité... »

Tant chez les libéraux que chez les socialistes, la réflexion sur le régionalisme vivra au fil – potentiellement houleux – des débats internes aux partis, en 2016. On pourrait toutefois voir dans cette simultanéité des sorties régionalistes les germes d’une majorité alternative alliant les deux principaux partis francophones pour œuvrer au redressement de la Wallonie, une alliance que plusieurs penseurs wallons appelaient déjà de leurs vœux en 2014. Les signataires refusent pourtant de fixer 2019 comme horizon de leur virage régionaliste. Et pour cause...

La diffusion de cartes blanches distinctes du MR d’abord, puis du PS, pourraient en effet avoir miné le chemin. « Pour connaître et fréquenter Pierre-Yves Jeholet et Jean-Luc Crucke, je n’ai pas trop de doutes sur la force de leur conviction, signale Pierre-Yves Dermagne (PS). Mais il ne faut pas que ce soit un alibi de la part de leur parti à un moment où le gouvernement fédéral qu’il dirige, et au sein duquel le MR est le seul francophone, fait passer au second plan pas mal d’enjeux pour les Wallons et les francophones. » « J’espère qu’au PS, ce n’est pas l’effet d’une guerre interne, d’une opposition larvée entre le ministre-président wallon qui envoie ses soldats contre le président du parti, ironise le MR Pierre-Yves Jeholet. J’espère vraiment qu’au PS, il y a de la sincérité. »


Le plus étonnant dans tout cela ? Le ministre régional Jean-Claude Marcourt, régionaliste en chef du PS, s’en tient à une réserve discrète. « Oui à la régionalisation de la culture et de l’enseignement, mais plus tard, ce n’est pas mûr », s’est-il contenté de dire lors d’une réunion de la fédération liégeoise du PS, relayée par La Libre. Visiblement, du côté francophone, même l’accomplissement de ce qui semble a priori évident requiert bien de la patience...