Charleroi, 22 novembre 2010, Assemblée ouverte du
MMW
Bruxellois et Wallons, même
combat!
Philippe Van
ParijsProfesseur à l'Université de LouvainCo-rédacteur de l'Appel des
Bruxelloiset co-fondateur de l'association Aula
MagnaL'appel des
Bruxellois
Le 19 décembre 2006, deux cents Bruxellois lançaient un appel qui
fut ultérieurement signé par une dizaine de milliers d'autres. Il commence comme
suit "Des négociations se préparent. Elles vont engager l'avenir de la Belgique
et donc aussi l'avenir de Bruxelles. Elles vont se dérouler entre partis
flamands et francophones, pas entre les représentants des trois Régions du pays.
Nous, habitants de Bruxelles-Capitale, refusons que notre sort soit fixé de
cette manière. Parce qu'il est grand temps d'affirmer que la population
bruxelloise ne se laisse pas réduire à deux groupes, « Flamands » d'un côté, «
Francophones » de l'autre. Parce qu'il est grand temps de laisser pour de bon
derrière nous une Belgique où deux Communautés se font face, pour permettre que
les trois Régions du pays s'épanouissent côte à côte, chacune avec une identité
propre et des institutions efficaces."
(www.brusselsvoice.be/fr/appeal)Issu d'une convergence entre
trois associations bruxelloises de création récente — Manifesto, BruXsel Forum
et Aula Magna —, ce texte qui n'a rien perdu de son actualité a constitué la
première expression largement diffusée d'une identité bruxelloise qui refuse de
se laisser réduire à une cohabitation de deux communautés, voire à une
composante de la seule francophonie. L'esprit qui l'anime s'est ultérieurement
concrétisé dans d'autres initiatives, en particulier les Etats-Généraux de
Bruxelles janvier-mars 2009), la plateforme de la société civile bruxelloise
(avril 2009), la première édition de la Brussels Citizens University
(septembre 2010) et le medium trilingue Brussels Voice
(www.brusselsvoice.be, décembre 2010). Ces initiatives ont pu s'appuyer sur
l'initiative universitaire des Brussels Studies et souhaitent conserver
un caractère strictement non-partisan. Le parti Pro-Bruxsel, qui s'est présenté
aux élections régionales de juin 2009 et aux élections fédérales de juin 2010 se
revendique du même esprit mais est loin de rassembler toutes les personnes
activement impliquées dans ces diverses
initiatives..Le mouvement qui s'est ainsi
développé dans la foulée de l'appel de décembre 2006 est un allié indispensable
pour le mouvement wallon, qui en est aussi l'indispensable allié. Il est certes
aussi opposé à la subjugation de Bruxelles par la Communauté française qu'à son
annexion par la Communauté flamande. Mais il ne s'est pas du tout constitué en
opposition au mouvement wallon. Tout au contraire, il plaide avec le mouvement
wallon pour une organisation de la fédération belge qui permette aux pouvoirs
publics wallons comme aux pouvoir publics bruxellois de mieux répondre aux défis
spécifiques de leurs régions respectives C'est en ce sens que la dernière
phrase de l'appel de 2006 "invite tous les participants aux négociations
institutionnelles qui s'annoncent à accorder à Bruxelles, comme aux autres
Régions, le pouvoir de forger son avenir". Pour nous Bruxellois comme
pour vous Wallons il s'agit de laisser derrière nous non seulement la Belgique
unitaire de Bon-Papa, mais aussi la Belgique bi-communautaire de Papa, dans
laquelle trop de politiques francophones et flamands restent encore empêtrés.
Dans l'intérêt de tous, il s'agit de créer une fédération simplifiée à quatre
régions dotées chacune de l'ensemble des compétences défédéralisées et
collaborant efficacement entre elles dans toutes les matières qui
l'exigent.Les Bruxellois et la "nation
francophone"Dans ce cadre général, je
voudrais vous soumettre brièvement ce soir deux éléments de réflexion. D'abord,
que sait-on des préférences des Bruxellois quant à leur avenir? Le 25 septembre
2010, Le Soir publiait un sondage relatif aux préférences des wallons
et des Bruxellois en cas de scission de la Belgique. Dans l'échantillon
interrogé, 33% des Bruxellois optaient pour une fédération Wallonie-Bruxelles
(comparé à 63% de Wallons) et 47% optaient pour une région indépendante ou
européenne (comparé à 8% de Wallons optant pour une Wallonie indépendante). Il y
a tout lieu de croire que le chiffre de 33% soit fortement exagéré. Pourquoi?
La population adulte de Bruxelles peut aujourd'hui être
commodément décomposée en trois tiers: un petit tiers en croissance est
constitué d'étrangers, principalement européens; un second petit tiers en
croissance est constitué de Belges d'origine étrangère récente, principalement
non-européenne; enfin, un gros tiers en décroissance constante depuis les années
60 est constitué de Belges d'origine belge. L'échantillon de Dedicated Research
utilisé dans le sondage publié par Le Soir exclut entièrement le
premier tiers. En outre, il sous-représente considérablement le second tiers,
tous les répondants étant recrutés parmi des Bruxellois disposant d'une
connexion internet à domicile et la grande majorité d'entre eux parmi des
Bruxellois disposant en outre d'une ligne téléphonique fixe. Il en découle
logiquement que l'échantillon est massivement biaisé en faveur du troisième
tiers, au sein duquel la popularité d'une fédération Wallonie-Bruxelles est
forcément sensiblement plus grande qu'au sein des deux premiers.
Peut-on se faire une idée moins biaisée
des préférences des Bruxellois sur ce sujet? Une question analogue a été posée
en 2000 et en 2006 à un échantillon de Bruxellois beaucoup plus soigneusement
(et donc chèrement) constitué. Il leur était demandé de choisir entre quatre
options celle qui correspondait le mieux à leurs vues quant à l'avenir de
Bruxelles. En 2006, 51.7 % d'entre eux optaient pour le statu quo (comparé à
60.5 % en 2000), 2.9 % pour un rattachement à la Flandre (comparé à 0.9 % en
2000), 1.7 % pour un rattachement à la Wallonie (comparé à 2.1 % en 2000) et
43.7 % pour un statut séparé en tant que capitale européenne (comparé à 36.4 %
en 2000). Parmi ceux qui n'optaient
pas pour le statu quo en 2006, plus de 90% s'avèrent donc préférer un statut
séparé et moins de 4% quelque chose comme une fédération Wallonie-Bruxelles. La
question n'était bien sûr pas exactement la même que dans le sondage du
Soir et le moment où elle était posée pas non plus, mais ces chiffres
basés sur un échantillon moins tronqué suggère que l'affirmation selon laquelle
un tiers des Bruxellois serait favorable, en cas de scission, à une fédération
Wallonie-Bruxelles est pour le moins fortement exagérée. On peut comprendre que
les dirigeants de nos partis communautaires en rêvent, mais hélas pour eux, si
du moins on envisage de prendre l'avis des Bruxellois, la nation francophone
n'offre pas un plan B plus plausible qu'un Groot-Vlaanderen qui garderait
Bruxelles comme capitale.Régionaliser le
"personnalisable" Ce premier élément n'est pas
sans importance pour éviter de fonder nos stratégies de court terme sur des
scénarios de long terme totalement illusoires. Mais le second élément que je
voudrais apporter est d'une importance beaucoup plus immédiate pour éclairer et
inspirer le combat commun des mouvements wallon et bruxellois. Comme vous le
savez, diverses études internationales, dont les plus connues sont les trois
enquêtes PISA organisées par l'OCDE, ont mis en évidence la différence
considérable entre la Communauté flamande et la Communauté française quant à la
performance scolaire moyenne de leurs élèves. Les indicateurs utilisés dans ces
études sont contestés et contestables. Mais leur convergence nous force à
accepter l'évidence: malgré le dévouement et la compétence de milliers
d'enseignants, malgré un financement qui n'a rien à envier à d'autres pays, les
performances moyennes des élèves la Communauté française ne sont pas bonnes.
Pourquoi? Pourquoi, en particulier, cet écart par rapport à l'enseignement belge
néerlandophone, qui continue à être celui dont la structurei ressemble le plus à
celle de l'enseignement belge francophone ? En juin 2010, une rencontre
de l'initiative Re-Bel s'est penchée sur cette question, sans préjugés ni
tabous. Les contributions des intervants ont surtout permis d'écarter un certain
nombre d'hypothèses a priori plausibles (voir le Re-Bel e-book n°8,
téléchargeable sur www.rethinkingbelgium.eu). L'analyse empirique établit par
exemple que l'essentiel de la différence peut pas être attribué à un profil
socio-économique différent, ni à une différence dans la proportion d'élèves dont
la langue maternelle n'est pas la langue scolaire, ni à la proportion des élèves
qui fréquentent l'enseignement libre, ni non plus à l'écart (récent) dans la
rémunération des enseignants. Qu'une part de la différence puisse être attribuée
à des méthodes pédagogiques différentes ou à un degré inégal d'autonomie des
établissements ne peut pas être exclu à ce stade. Mais un examen de données plus
anciennes suggère que la divergence a commencé dès les années 60, c'est-à-dire à
un moment où la Flandre connaissait un revenu moyen inférieur à la Wallonie et à
Bruxelles. Pourquoi?Une hypothèse avancée dans
la discussion et qui peut semble-t-il s'autroiser de l'expérience du Québec ou
de la Catalogne non moins que de la Flandre, est que la performance scolaire des
enfants n'est pas que l'affaire des écoles, qu'elle est liée à la mise en oeuvre
d'un véritable projet collectif qui implique aussi les familles et le monde
associatif et qui ne peut prendre forme et avoir un impact que si, outre
l'enseignement, la culture et les médias sont mobilisés pour motiver les jeunes
et leurs parents à investir dans une formation de qualité. Si cette
interprétation est correcte, le succès de l'enseignement flamand ne peut pas
être compris indépendamment du succès du mouvement flamand, qui est parvenu à
doter les habitants de la Flandre d'une identité commune forte et leur
gouvernement d'un ensemble vaste et croissant de compétences.
Pour faire réussir ce projet collectif, la Région flamande a pu
compter dès sa création en 1979 sur un exécutif et un parlement qui concentre
dans ses mains l'ensemble des matières défédéralisées, tant "personnalisables"
que "localisables". Nous n'en sommes pas là en Wallonie, et encore moins à
Bruxelles. La fusion des fonctions de ministre-président de la région wallonne
et de ministre-président de la Communauté française en mars 2008, a cependant
constitué un pas important dans cette direction, qu'il s'agit maintenant de
parachever. Car il n'est pas bon pour la Wallonie que sa culture, son
enseignement et ses médias soient dirigés de Bruxelles. Et il n'est pas bon pour
Bruxelles que l'enseignement fréquenté par 80% de ses élèves soit dans les mains
de deux ministres liégeois, et le reste dans les mains du gouvernement flamand.
Pour la cohérence des compétences des gouvernements wallon et bruxellois et pour
l'efficacité de leur action, il est crucial de leur donner autorité sur les
matières dites "personnalisables" non moins que celles qui sont "localisables".
Il est grand temps de se débarrasser de l'emprise de cette une distinction
superficielle, qui a eu son utilité pour orner d'un vernis juridique un
honorable compromis temporaire mais qui empêche aujourd'hui nos régions
d'affronter au mieux les défis partiellement analogues mais profondément
différents auxquels elles sont confrontées.Ce renforcement de nos
autorités régionales, cela va sans dire, peut et doit aller de pair avec le
maintien d'une coopération féconde entre nos deux régions. L'évaporation de la
Communauté française comme entité politique, telle qu'appelée de ses vœux, avec
courage et lucidité par son ministre-président (Le Soir, 29/8/2010), ne doit pas
saboter les synergies entre Bruxelles et la Wallonie, mais au contraire en
accroître l'efficacité. De même, le renforcement de l'identité et des pouvoirs
de nos deux régions ne doit en rien affecter la solidarité économique entre
Wallons et Bruxellois, qui n'est de toute façon viable que dans le cadre d'une
fédération belge rénovée en profondeur.Un voisinage amical et
efficaceVoilà donc les deux éléments de réflexion que je voulais vous
soumettre en plus de mon message de soutien. Notre avenir de Wallons et de
Bruxellois ne se situe pas dans une illusoire "nation francophone", avec ou sans
corridor. Il ne prendra pas non plus la forme d'un conflit territorial pour la
possession de l'hinterland wallon de Bruxelles. Il sera un voisinage fait de
coopération, de solidarité et d'amitié entre deux régions qui continueront
d'occuper chacune — de même que la Flandre, bien entendu — une portion de la
zone métropolitaine centrale du pays; entre deux régions qui continueront aussi
de diverger quant à leur composition démographique et à leur régime
linguistique; entre deux régions qui doivent pouvoir disposer, pour pouvoir
mieux s'attaquer chacune à leurs défis spécifiques, de la plupart compétences
aujourd'hui dévolues à la Communauté française. Cette transition vers des
régions plus fortes et plus autonomes devra se faire en douce, pour ne pas
casser ce qui marche bien, pour ne pas introduire des complications inutiles qui
entravent la coopération. Elle devra aussi éviter qu'on en profite pour lâcher
la bride au clientélisme. Et elle ne résoudra pas tout: ce que nous ferons
nous-mêmes ne sera pas toujours mieux fait. Néanmoins cette transition est
urgente. Et elle est inéluctable.
Voir P. Van Parijs,
"Trêve de bricolage ethnique, en route pour la fédération des régions", La
Revue nouvelle 4, avril 2008. Chiffres calculés à partir du tableau 134 de
R. Janssens, Van Brussel gesproken, VUB Press 2007,
p.142.
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire