mercredi 19 décembre 2012

EN ROUTE VERS L'EVAPORATION DE LA BELGIQUE ?

Philippe Van Parijs, Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain, carte blanche parue dans Le Soir du 18 janvier 2011

Sommes-nous en bonne voie vers l’évaporation de la Belgique ? Hélas non. Hélas ? Oui. Car il n’y a rien de pervers – au contraire – à souhaiter qu’un jour, la Belgique puisse s’effacer pour laisser à l’Union européenne le soin de fournir à nos Régions étroitement imbriquées l’enveloppe protectrice que la fédération belge leur fournit aujourd’hui. Elargir la solidarité sans l’affaiblir est un progrès de la civilisation. Et nous organiser démocratiquement à plus grande échelle doit permettre de servir plus efficacement l’intérêt général. Si c’est de cela qu’il s’agit, vive l’évaporation de la Belgique. Et le plus tôt sera le mieux. Le problème, évidemment, c’est que les obstacles auxquels se heurtent une démocratie efficace et une solidarité généreuse au niveau européen sont fondamentalement les mêmes que ceux qui les menacent en Belgique, sauf qu’au lieu de devoir naviguer avec deux opinions publiques distinctes, l’Union européenne en compte une trentaine. Si donc il est imaginable qu’elle puisse un jour se substituer à la fédération belge, ce ne pourra être que si la Belgique lui montre le chemin, si elle parvient à façonner des institutions qui permettent, malgré la dualité irréversible de ses opinions publiques, un fonctionnement démocratique sans blocages récurrents et une solidarité généreuse sans ressentiment permanent. Ceux qui veulent que la Belgique s’évapore et ceux qui veulent qu’elle fonctionne bien doivent donc réaliser qu’ils sont des alliés objectifs. Il est aussi absurde pour les premiers de promouvoir la stratégie du pourrissement qu’il l’est pour les seconds de clamer « Touche pas à mon pays ! ». Il faudra au contraire remodeler profondément nos institutions, dans le cadre de la réforme en cours de négociation et dans le cadre des innombrables autres qui lui succéderont. Il s’agira ainsi de laisser graduellement loin derrière nous non seulement la nation belge unitaire dont a rêvé le XIXe siècle, mais aussi la Belgique bicommunautaire auquel a abouti le XXe. Il s’agira de façonner une fédération simplifiée, efficace et solidaire constituée de quatre régions dotées chacune d’une identité forte et d’un ensemble vaste et cohérent de compétences. Si c’est là la direction, sommes-nous bien sur la bonne route ? Un petit peu, mais beaucoup trop laborieusement. Pourquoi ne fait-on pas plus vite et mieux ? Pas parce que ceux qui sont aux commandes seraient des « politicailleurs » qu’il suffirait de remplacer par de vrais « hommes d’Etat » pour que tout rentre dans l’ordre. Etant donné les contraintes sous lesquelles ils opèrent, ils ne se débrouillent pas si mal, et le font du reste au prix de sacrifices personnels importants qui imposent le respect. Ce qu’il faut, c’est modifier ces contraintes, en commençant par éliminer une perversité évidente de notre système politique. Celui-ci accule les deux ensembles de partis (francophones d’un côté, néerlandophones de l’autre) à se lancer dans une surenchère de promesses préélectorales qui importent fortement à une portion de leur électorat unilingue et ne déplaisent fortement que dans l’autre communauté. Puis il contraint ceux d’entre eux qui sont appelés à former le gouvernement à renier une bonne part de ces promesses du fait de leur incompatibilité avec celles de ceux avec qui le gouvernement doit être formé. Que faire ? Les partis politiques nationaux ne se reconstitueront pas. Mais il est possible et urgent de cesser d’empêcher ceux qui veulent gouverner la fédération de gagner des voix en montrant qu’ils sont sensibles aux revendications d’électeurs de l’autre communauté. Sans circonscription électorale fédérale, titrait le Groupe Pavia (www.pavia.be) en novembre 2007, « ce sera pire encore la prochaine fois » (Le Soir, 6/11/2007). Et c’est pire en effet cette fois-ci et ne sera pas mieux, si rien n’est fait dans ce sens, après les prochaines élections. Il est grand temps de comprendre qu’une telle réforme ne vise nullement à « réveiller la nation belge du coma » – comme le lui reproche encore Bart De Wever dans le long article du New Yorker (10/1/2011) sur le « divorce belge ». Elle est au contraire une condition de possibilité d’un progrès moins laborieux vers un mode de fonctionnement plus efficace d’une fédération belge fortement décentralisée, lui-même le prélude, lorsque l’Europe sera en mesure de prendre le relais, à son évaporation. Faute de comprendre cela, ce qui s’évaporera au fil de cette crise et de toutes les suivantes, ce n’est pas la Belgique, mais, sous la pression des marchés financiers, l’argent de tous les Belges et donc avant tout l’argent des Flamands, à la fois plus riches (de 15 %) et plus nombreux (de 80 %) que les Wallons. Pour créer les conditions d’une dynamique nouvelle, il ne faut cependant pas tout attendre des responsables politiques. Les journalistes, les artistes, les universitaires ont un rôle tout aussi essentiel à jouer pour créer un climat qui aide à se connaître, à s’écouter, à comprendre ce qui sous-tend les revendications des autres, et à dégager, bien avant les négociations, de véritables solutions win-win. Sous cet angle, on ne peut pas dire que rien ne se passe. Témoins, parmi d’autres, le réseau culturel bicommunautaire bruxellois, l’initiative universitaire Re-Bel (www.rethinkingbelgium.eu) ou encore le fait sans précédent que l’émission « Plan B » de la VRT ait été visionnée simultanément par plus de 200.000 néerlandophones et (sous-titrée) par plus de 100.000 francophones. C’est bien, mais il importe de faire plus et mieux. Sans romantisme, mais avec le sentiment légitime de faire quelque chose d’important, et pas seulement pour nous-mêmes. C’est parce que nous sous-estimons (et les observateurs étrangers encore bien plus que nous) la difficulté de ce qu’il s’agit de réussir en Belgique qu’il peut nous arriver d’être moroses ou désespérés, honteux de nos dirigeants ou de nous-mêmes. Pour avancer, rien ne sert de pleurnicher ni de vociférer, mais bien de prendre le temps de s’écouter vraiment et de concocter, souvent laborieusement, des compromis ingénieux dont on puisse sincèrement dire qu’ils seront dans l’intérêt de tous. Il y a de cela dans la note du médiateur Johan Vande Lanotte. Suffisamment pour qu’elle soit une base de référence incontournable pour la suite des négociations. Mais cette fois-ci et plus tard, il s’agira de faire beaucoup mieux. C’est pour qu’un jour la Belgique puisse s’évaporer sans dégâts qu’il nous faut aujourd’hui, et d’urgence, oeuvrer à l’améliorer.
19.1.11

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