Voici la
conclusion de l'exposé du Pr Jean-Marie Klinkenberg ce 15 octobre 2010 pour le
trentième anniversaire du Parlement de Wallonie :
"Sans doute le
moment est-il venu qui permet de ne plus opposer de manière caricaturale une
conception universalisante de la culture à celle où un individu se voit
impitoyablement enfermé par sa naissance dans un groupe replié sur lui-même. Non
seulement l'universalisme théorique est aujourd'hui battu en brèche par le
relativisme issu de l'anthropologie, mais il est devenu évident que réaliser les
objectifs les plus généreux des Lumières suppose que l'on envisage les
conditions concrètes de l'expression culturelle. Or celle-ci est en effet une
pratique sociale, qui se fonde, que cela plaise ou non, sur des institutions et
des infrastructures. Et, comme telle, elle est inséparable de pouvoirs et
ressources, nécessaires pour définir et appliquer une politique. Mais ces
pouvoirs et ces ressources ne sont désormais plus ceux de l'État-nation
monoculturel. Ils relèvent de plus en plus
fréquemment de la république
postmoderne, où les allégeances, loin d’être unidimensionnelles, se multiplient
et éclatent en des loyautés multiples, laissant subsister et jouer les
appartenances plurielles. Car, et sans que ceci soit un paradoxe, la
multiplication des ensembles de référence n'aboutit pas à la multiplication des
frontières, mais à leur affaiblissement et à leur labilité.
Oui, le moment est venu de ne plus parler de la Wallonie comme
d'une essence, mais bien comme d'une société dotée d'une histoire, vivant un
présent, et se projetant dans l'avenir. Une société où vivent et travaillent des
hommes et des femmes ne se définissant pas par leur seule mémoire, mais aussi
par leurs envies, leurs projets. Une chance de modernité et de citoyenneté
vécue. Pour cela, comme je l’exposais en 2008 ici même, au Parlement, à
l’occasion du vingtième anniversaire de la Fondation wallonne P.M. et J.F.
Humblet, il faut d'abord constater que la Wallonie n'a guère de langage pour
parler d'elle-même. Par langage, j'entends évidemment tout ce qui produit les
significations imaginaires sociales sans lesquelles nous ne pouvons vivre ; tous
ces schèmes de perceptions et d'appréciations qui inspirent nos pratiques
individuelles et collectives ; tout ce qui façonne la mémoire, autorise la
transmission et oriente l’action. Bref, au sens le plus large du terme, la
culture. Or l'histoire ne connait pas d'exemple de société qui se soit
affirmée sans disposer d'un langage propre. La Wallonie doit donc réapprendre à
parler d'elle-même de manière positive. Et elle doit pour cela, disposer de la
maîtrise des lieux où ce discours positif peut s'énoncer : l'école, les médias.
Le projet wallon continue à être centré sur le socio-économique. C'est certes à
bon droit, et l'on voit tout l'intérêt — et le succès — des politiques de
formation professionnelle menées jusqu'à présent. Mais le Gouvernement wallon
pourra imaginer tous les plans de redressement qu'il veut : sans référents
culturels et moraux, il ne pourra qu'échouer. Rendre leur dignité à ceux qui
vivent et travaillent en Wallonie suppose en effet une politique culturelle
responsable, s'exerçant notamment dans le domaine des médias et surtout de
l'enseignement. Que l'on ne dise pas que je
brandis là une menace d'endoctrinement. Je ne répondrai pas en disant que les
forces sociales qui présentent comme naturelle leur domination sur le monde
n'ont pas ces scrupules, mais en insistant sur le caractère dialectique du défi.
Il ne s'agit ni d'adopter la méthode Coué, ni de sombrer dans le déni, ni de
remplacer le coca-cola dans les cerveaux en vacances, mais d'oser avoir de soi
une image positive, et non celle que l'on a façonné pour vous, et de partir de
là pour exploiter ses atouts. Mais si l’identité est un
projet, ce projet doit se définir, dans la clarté.
Il ne suffit pas, en effet, de dire qu'il faut « s'occuper des
vrais problèmes des vraies gens ». Car enfin, qui sont ces « vraies gens »
(expression qui suppose — et l'on voit immédiatement les limites de ce discours
poujadiste —, qu'il y a de fausses gens) ? Et quels sont ces « vrais problèmes »
? Ces problèmes, qui les a construits comme problèmes ? qui leur a donné la
légitimité de s'énoncer comme problème ? Et surtout : quelles solutions
entend-on apporter à ces problèmes? de quelle vision de l'avenir ces solutions
sont-elles la traduction ? La question que dissimule le
débat actuel sur les structures de l'État est celle-là : quel projet de société
se cache dans les structures ? Car ni la Belgique, ni l'Europe ni la Wallonie,
ni la Flandre — et c'est vrai aussi de l'Allemagne, de la France ou des
États-Unis... —, ne sont des valeurs en soi. La vraie question est : de quelle
valeur entend-on investir ces entités ? quel rêve entend-on leur faire
concrétiser ? Je ne veux pas demander ici
que la Wallonie décrive explicitement le destin futur de ses citoyens. On sait
en effet ce qu'il advient des États qui définissent leur idéologie dans leur
constitution : ils se retranchent de la démocratie. C'est le péché des États qui
se sont proclamés socialistes. C'est le péché qu’a commis l'Europe, le jour où
elle a érigé une doctrine économique passagère en principe constitutionnel
définitif. Je dis simplement qu'avoir un langage pour parler de soi
n'exonère pas le citoyen de sa responsabilité principale : énoncer sa vision de
l'avenir collectif et travailler à la faire advenir.Il ne suffit pas de dire
« Nous existons » : il faut aussi donner du sens à cette existence
commune. Mais ceci — qui est la définition du civisme — n'est pas le devoir des
seuls Wallons. C'est celui de tous les citoyens du
monde."
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