lundi 17 décembre 2012

"LE PLEBISCITE DE TOUS LES JOURS" (Knack, traduction J.Gheude)

 
Dans « Knack » du mercredi 8 juillet 2009, Misjoe Verleyen interroge l’historien Lode Wils
Le professeur émérite Lode Wils (80) est considéré, en Wallonie aussi, comme un expert lorsqu’il s’agit de nationalisme. Il a publié une série d’essais sous le titre « De la nation belge à la nation flamande » (1)

Nation, peuple, Etat : qu’est-ce que cela veut dire en fait ?
 
Nation et peuple sont utilisés dans le désordret. Ce n’est pas un problème, car ces mots ont un contenu plural. Vous pouvez dire que les citoyens d’un Etat forment le peuple – d’où la formule consacrée : « je jure d’observer les lois du peuple belge ». Dans cette définition, peuple et Etat coïncident. La nation et l’Etat peuvent aussi coïncider : la nation belge est formée par les habitants de l’Etat Belgique. On pourrait aussi définir un peuple comme « des gens qui ont un sentiment d’appartenance ». Ici, ces définitions commencent à diverger. Certains ajoutent « non seulement un sentiment d’appartenance, mais aussi la volonté de former un Etat ». On maintient alors le lien avec l’Etat. Ou : un peuple se compose de gens qui sont liés par une histoire commune, une culture, une religion, une langue, sans impliquer ici la nation d’Eta.
Dans votre livre, vous optez clairement pour deux définitions.
Parce que je trouve que ce sont les meilleures. Le sociologue américain Karl Deutsch parle d’un réseau de liens qui ont été créés par l’histoire. Ces liens font que l’on a avec certaines personnes un contact plus aisé qu’avec d’autres. Et ce contact facile fait d’un groupe de personnes une nation. Vous pourriez définir la nation comme un « peuple perfectionné » : des citoyens qui se retrouvent via un récit commun sur le passé. On ne peut avoir de nation sans une histoire commune ou ressentie comme telle. C’est également la définition de l’historien et philologue français Ernest Renan. Il s’agit d’une histoire commune qui est si précieuse qu’on veut la poursuivre ensemble. C’est donc une double identité.

Chérir une histoire et vouloir la poursuivre : on est dans une dynamique.

Tout à fait, une nation est une donnée dynamique, « un plébiscite de tous les jours », dit Renan. Une belle définition. En Belgique, il est clair que la nation belge s’est déplacée vers la nation flamande et wallonne.
Parce que nous n’avons pas de passé ressenti en commun ?
Quand il s’agissait uniquement de l’histoire, alors nous étions tous Belges. Mais parce que le nationalisme flamand, surtout depuis la Première Guerre Mondiale, s’est mis à raconter un autre récit, nous sommes devenus Flamands. (La haine de la Belgique est née dans certains groupes, parce que le père ou le grand-père ont été mis en prison par cette même Belgique pour trahison).
Les récits ne naissent pas comme ça.
Les récits sont une correction de l’histoire, dans le pire des cas une altération de l’histoire. Il y a beaucoup de mythes dans l’histoire du nationalisme flamand. Mais ils ne sont pas exacts. Nous n’avons pas été dominés pendant des siècles par des souverains étrangers. Aux 17ème et 18ème siècles, les habitants de cette région se sentaient des « Zuid-Nederlanders » qui n’étaient absolument pas opprimés par leurs dominateurs. Au contraire : ils se sont battus spontanément pour eux. Le plus grand mythe est naturellement celui de la naissance de la Belgique en 1830. Nous avons même fêté les 175 ans de la Belgique ! Mais la Belgique a été créée en 1430 par Philippe le Bon. Les Pays-Bas ne font pas non plus commencer leur histoire en 1815, mais avec Guillaume le Taciturne au 16ème siècle. Ce que nous aurions pu fêter, ce sont les 175 ans de la Révolution belge ou les 175 ans du Royaume de Belgique. Cela aurait été sensé, mais les 175 ans de la Belgique, c’est un non-sens historique. La Belgique est séculaire. Même les gens de 1830 étaient conscients que Belgique existait depuis des siècles !

On pourrait dire aussi que le jeune royaume a créé sa propre histoire en récupérant toutes les grandes figures du passé.
Cette histoire propre était la conclusion de ce qui s’était déroulé à l’époque, à savoir ce que nous appelons le passage de la protonation à la nation. Une protonation est basée sur la dynastie, la religion d’Etat, les privilèges. La nation est créée par les valeurs de la Révolution française : liberté, égalité, souveraineté du peuple, liberté des cultes, laïcité. Cette transformation fut un long processus, qui, dans notre cas, a duré de 1789 à 1830. Dans la plupart des pays européens, il a duré beaucoup plus longtemps. Au pays basque, le, processus est toujours en cours.

Et nous recommençons.
Nous recommençons.

Poussés par des mythes.
Par exemple que le Mouvement flamand fut un « mouvement de petits vicaires » et que les évêques étaient contre les pauvres Flamands. En 1921, la loi fondamentale sur l’emploi des langues dans l’administration a été approuvée parce que les évêques de Liège et de Namur, deux Flamands et deux flamingants, ont fait pression sur leurs sénateurs.

L’évêque de Liège, Martin-Hubert Rutten savait très bien de quoi il s’agissait : néerlandiser ou perdre les Flamands comme l’Eglise avait déjà perdu les travailleurs. L’Eglise voulait maintenir son pouvoir.
C’est toujours comme ça. Tous les mouvements et groupes de pression veulent acquérir, maintenir ou accroître le pouvoir.

L’ACW, écrivez-vous, a adopté en 1929 un point de vue flamand vigoureux, parce que le mouvement sentait la concurrence du Parti des Travailleurs belge.
L’ACW a été poussée par les sections locales qui savaient ce qui se passait chez leurs membres et leurs délégués syndicaux. Il n’y a pas que la direction qui veut le pouvoir, les troupes aussi. Tout le mouvement était flamingant.
Flamingant ?
Un flamingant est quelqu’un qui se sent flamand (een Vlaamsgezind), comme un wallingant est quelqu’un qui se sent wallon (een Waalsgezind) Pour moi, ce sont des termes neutres. Il s’agit de gens qui votent pour un parti qui n’est sûrement pas belgicain.

C’est tout de même curieux, car vous expliquez que le Mouvement flamand est le fruit de l’élan patriotique né de la Révolution belge
Le Mouvement flamand voit le jour comme la glorification de la particularité nationale belge, en ce compris la langue propre. N’oubliez pas que l’héritage des siècles antérieurs avait une forte charge religieuse. Dans les protonations européennes de l’Ancien régime, la religion était un élément essentiel de l’identité. Dans notre cas, cela s’est fait par la Contre-réforme depuis les archiducs Albert et Isabelle. C’est surtout au 19ème siècle que la langue aura une signification nationale. En 1848, une vague révolutionnaire s’abat sur l’Europe. Le Mouvement flamand connaît un afflux de jeunes démocrates à l’orientation libérale, qui ne défendent pas seulement la langue nationale, mais surtout la langue populaire contre la langue des élites urbaines francisées. Mais comme la langue populaire est soutenue par le clergé et le parti catholique, le groupe libéral la considérera comme une arme des cléricaux. Et la cassure entre ces deux groupes sera très grande à partir de 1864, lorsque Pie IX, dans l’encyclique « Quanta Cura », condamnera la liberté d’expression, mais aussi le socialisme et le libéralisme. A partir de ce moment, nous verrons un grand morcellement du tissu social dans notre pays. Le cloisonnement se manifeste, le mouvement ouvrier et le Mouvement flamand éclatent en groupes. On assiste à la naissance d’un certain nombre de mouvements libéraux flamands qui ne peuvent pas collaborer avec les cléricaux. Au fil du temps, le Mouvement flamand sera de plus en plus associé à l’Eglise. De nombreux libéraux se montreront donc très hostiles à l’égard de ce Mouvement flamand, même s’il subsiste un apport libéral important.

Un Mouvement flamand catholique aura des conséquences en Wallonie.
Le Mouvement wallon naît en 1884. Il lutte contre tout emploi officiel du néerlandais. Jusqu’en 1905, certains leaders wallons essaieront de supprimer rétroactivement la Loi d’égalité de 1898, qui mettait le français et le néerlandais sur le même pied. En 1906, le Mouvement wallon s’y résigne, mais plaide pour une scission administrative permettant à chaque partie du pays de parler sa propre langue. Ce Mouvement wallon naît d’ailleurs à Anvers, Bruxelles et Gand, et seulement plus tard en Wallonie. Mais c’est un mouvement clairement anticlérical contre la dominance cléricale. Jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, vous ne trouvez quasi pas de wallingants cléricaux. Au contraire : il y a une hostilité prononcée de l’Eglise envers le Mouvement wallon et flamand.

Ne disiez-vous pas il y a un instant que l’Eglise soutenait le Mouvement flamand ?
Oui. En 1925, dans une lettre pastorale, les évêques mettront même en garde les Wallons contre une désagrégation du pays s’ils privent les Flamands de leurs droits. Quelques mois plus tard, une lettre en latin sera adressée aux prêtres pour souligner la menace que le nationalisme wallon et flamand représentent pour le pays. Les évêques condamnent donc une attitude hostile à l’Etat, ils condamnent la haute trahison, comme celle que les activistes avaient commise durant la Première Guerre Mondiale.

Quelle fut l’attitude du mouvement socialiste ? Si celui-ci voulait émanciper les travailleurs, il devait tout de même défendre la langue populaire ?
Aux yeux des socialistes de l’époque, ce sont des « considérations cléricales ». La lutte était dirigée en première lieu contre la domination cléricale et l’exploitation des travailleurs. Que ceux-ci fussent exploités dans leur propre langue ou dans une autre, c’était du pareil au même Les problèmes seraient résolus si les travailleurs parvenaient au pouvoir. Entre 1884 et 1900, les élus socialistes du Hainaut et de Liège défendront pour une fois la « langue de l’ouvrier flamand ». Ils veulent placer le français et le néerlandais sur un pied d’égalité. Nous aurons alors d’importantes lois linguistiques qui sont plus qu’une protection sociale pour les Flamands qui ne connaissent pas encore le français. Mais en 1909, le Parti Ouvrier Belge (POB) supprime l’égalité des langues dans son programme. Il estime que la question linguistique est une affaire libre. On peut le comprendre : la Wallonie livrait 34 députés socialistes, la Flandre, six. Cela veut dire que le point de vue anti-flamand pouvait être défendu par la majorité.Cela eut comme avantage que le leader socialiste anversois Camille Huysmans put se profiler comme flamingant. En 1913, il défendit le principe de l’unilinguisme de la Flandre. Dans le courant de cette année, il passa à ce qu’il appelait « l’autonomie culturelle », comme cela existait en Cisleithanie, la partie occidentale de l’Autriche-Hongrie. Ce système signifiait que les matières personnalisables – soins de santé, enseignement – étaient transférées à des institutions privées subsidiées par les pouvoirs publics. Autrement dit, les Italiens et les Tchèques purent créer leurs propres écoles à Vienne, tandis que les Allemands autrichiens créèrent des écoles à Prague. Ce système fut propagé par les marxistes en Autriche et Huysmans le reprit. Il fut donc possible de créer partout en Flandre des écoles et des hôpitaux e francophones. En pratique, il reconnaissait par là la dualité linguistique de la Flandre, mais il ne croyait pas à une Wallonie bilingue. Et il a donc combattu le principe de l’unilinguisme, tel qu’il avait été fixé dans la grande législation linguistique des années trente. Tandis que le parti socialiste, avec comme porte-parole le sénateur August Vermeylen, essaya d’empêcher en 1929 la néerlandisation de l’Université de Gand, de façon à provoquer l’éclatement du gouvernement catholique-libéral du Premier ministre catholique Henri Jaspar. Lorsque cela échoua et que la majorité gouvernementale approuva la néerlandisation, les socialistes flamands votèrent pour.

Dès le début, les conceptions idéologiques, sociales et communautaires se mélangent donc.
Et à partir de la Seconde Guerre Mondiale, l’élément économique devient plus important. Cela aussi est normal. Dans la vague des mouvements nationaux du 19ème siècle, cela tourne autour de la langue. L’économie arrive dans une nouvelle vague.

En Belgique, nous voyons bien que la ligne de rupture communautaire a traversé et traverse toujours tous les partis.
C’est également le début de la fin de la Belgique. Et c’était également l’intention des nationalistes de part et d’autre. Lorsque les partis nationaux étaient scindés, nous allions inévitablement vers le fédéralisme.

N’est-ce pas faire trop d’honneur aux nationalistes flamands ?
Il y a encore ceci. Le fossé idéologique s’évapora dans les années septante. Mais il est resté un fossé culturel : la Wallonie est davantage marquée par le, socialisme, la Flandre par la démocratie chrétienne. Cela signifie que les deux groupes sont culturellement et socialement partisans d’une autre politique et cela rend la cohabitation très difficile.

Vous écrivez que le Mouvement wallon accepte bien le principe territorial d’une Wallonie unilingue, mais pas pour la Flandre.
Une partie du Mouvement wallon estimait, dans les années cinquante, que le vrai fédéralisme n’était possible que via des accords avec les Flamands. Le Centre Harmel fut installé par la Chambre et le Sénat pour étudier cela. La conclusion fut : chacun son territoire linguistique, une frontière linguistique et pas de facilités. Cela se fit en 1963, mais le leader syndical socialiste André Renard s’y opposa immédiatement. Et cette opposition s’est poursuivie jusqu’aujourd’hui. Les francophones estiment que la Belgique est « leur » pays, qu’ils peuvent donc utiliser leur langue partout dans le pays et être servis partout en français. Ils trouvent que les Flamands sont racistes lorsqu’ils leur refusent de leur donner en Flandre des écoles francophones, une justice francophone et des documents en français. Ce n’est pas non plus anormal. Quand les Israéliens disent que la Palestine appartient à leur pays, ils ne font rien d’autre. Les francophones ne comprennent vraiment pas ce que veulent les Flamands. Et c’est aussi le problème insoluble de ce pays.

Quand je lis votre livre, certains ont tout de même vu très tôt le problème et les solutions. Pour les minorités, pour les territoires unilingues, pour la cohabitation. Ces solutions n’ont tout simplement jamais été réalisées.
Je peux seulement constater que la poussée pour la reconnaissance du néerlandais comme langue officielle n’est venue que du côté clérical, mais celui-ci n’avait pas de majorité. Et même lorsqu’il eut la majorité, il y eut de la part de la gauche une forte influence pour freiner. Luc Huyse affirme que l’on gouverne en Belgique par consentement mutuel. Autrement dit : on n’impose pas des choses que la minorité n’accepte pas.

Sans Bruxelles et sans la monarchie, la Belgique serait scindée depuis longtemps.
En effet. Et si la Belgique se scinde, la Flandre perdra Bruxelles et les communes de la périphérie. Si le FDF peut amener les Flamands à vouloir quitter la Belgique, ils porteront la responsabilité et les francophones pourront poser leurs exigences. Dans le pire scénario, Vilvorde sera alors à la frontière française. Il est très difficile de vivre avec les francophones sur un pied d’égalité. Mais cela aussi est normal. Chaque groupe exige ses droits de groupe et n’accorde à l’autre que des droits individuels. C’est ainsi partout. Et ce qui est tout aussi normal : c’est le groupe le plus faible qui a le plus de patience.

Je prends la dernière phrase de votre livre : « Je ne sais pas si la Wallonie, bien plus que la Belgique, est devenue une nation, mais la Flandre sûrement. Et dans le plébiscite de tous les jours, le glissement des voix se poursuit. » Les élections vous donnent raison.
La Belgique n’est pas populaire ; le sentiment belge a disparu. Cela me frappe constamment, car je suis toujours un Belge. Je suis devenu patriote par la Seconde Guerre Mondiale. A cette époque, se déclarer Belge était interdit. On ne pouvait pas arborer le drapeau belge ni porter les couleurs tricolores. On ne pouvait pas jouer la Brabançonne. Sauf à deux occasions : le 21 juillet et le 15 novembre, jour de la Dynastie, comme cela s’appelait encore. On pouvait alors jouer la Brabançonne à l’orgue après la grand-messe. Et ces jours-là, les églises étaient pleines. J’avais alors les larmes aux yeux. Cela peut paraître sentimental, mais c’est la vérité.

(1) Lode Wils : « De la nation belge à la nation flamande », Acco.


11.7.09

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