Dans « Knack » du
mercredi 8 juillet 2009, Misjoe Verleyen interroge l’historien Lode
Wils
Le professeur émérite Lode
Wils (80) est considéré, en Wallonie aussi, comme un expert lorsqu’il s’agit de
nationalisme. Il a publié une série d’essais sous le titre « De la nation belge
à la nation flamande » (1)
Nation, peuple, Etat :
qu’est-ce que cela veut dire en fait ?
Nation et peuple sont
utilisés dans le désordret. Ce n’est pas un problème, car ces mots ont un
contenu plural. Vous pouvez dire que les citoyens d’un Etat forment le peuple –
d’où la formule consacrée : « je jure d’observer les lois du peuple belge ».
Dans cette définition, peuple et Etat coïncident. La nation et l’Etat peuvent
aussi coïncider : la nation belge est formée par les habitants de l’Etat
Belgique. On pourrait aussi définir un peuple comme « des gens qui ont un
sentiment d’appartenance ». Ici, ces définitions commencent à diverger. Certains
ajoutent « non seulement un sentiment d’appartenance, mais aussi la volonté de
former un Etat ». On maintient alors le lien avec l’Etat. Ou : un peuple se
compose de gens qui sont liés par une histoire commune, une culture, une
religion, une langue, sans impliquer ici la nation
d’Eta.
Dans votre livre, vous optez
clairement pour deux définitions.
Parce que je trouve que ce
sont les meilleures. Le sociologue américain Karl Deutsch parle d’un réseau de
liens qui ont été créés par l’histoire. Ces liens font que l’on a avec certaines
personnes un contact plus aisé qu’avec d’autres. Et ce contact facile fait d’un
groupe de personnes une nation. Vous pourriez définir la nation comme un
« peuple perfectionné » : des citoyens qui se retrouvent via un récit commun sur
le passé. On ne peut avoir de nation sans une histoire commune ou ressentie
comme telle. C’est également la définition de l’historien et philologue français
Ernest Renan. Il s’agit d’une histoire commune qui est si précieuse qu’on veut
la poursuivre ensemble. C’est donc une double
identité.
Chérir une histoire et vouloir la poursuivre : on est dans une dynamique.
Tout à fait, une nation est
une donnée dynamique, « un plébiscite de tous les jours », dit Renan. Une belle
définition. En Belgique, il est clair que la nation belge s’est déplacée vers la
nation flamande et wallonne.
Parce que nous n’avons pas
de passé ressenti en commun ?
Quand il s’agissait
uniquement de l’histoire, alors nous étions tous Belges. Mais parce que le
nationalisme flamand, surtout depuis la Première Guerre Mondiale, s’est mis à
raconter un autre récit, nous sommes devenus Flamands. (La haine de la
Belgique est née dans certains groupes, parce que le père ou le grand-père ont
été mis en prison par cette même Belgique pour
trahison).
Les récits ne naissent pas
comme ça.
Les récits sont une
correction de l’histoire, dans le pire des cas une altération de l’histoire. Il
y a beaucoup de mythes dans l’histoire du nationalisme flamand. Mais ils ne sont
pas exacts. Nous n’avons pas été dominés pendant des siècles par des souverains
étrangers. Aux 17ème et 18ème siècles, les habitants de
cette région se sentaient des « Zuid-Nederlanders » qui n’étaient absolument
pas opprimés par leurs dominateurs. Au contraire : ils se sont battus
spontanément pour eux. Le plus grand mythe est naturellement celui de la
naissance de la Belgique en 1830. Nous avons même fêté les 175 ans de la
Belgique ! Mais la Belgique a été créée en 1430 par Philippe le Bon. Les
Pays-Bas ne font pas non plus commencer leur histoire en 1815, mais avec
Guillaume le Taciturne au 16ème siècle. Ce que nous aurions pu fêter,
ce sont les 175 ans de la Révolution belge ou les 175 ans du Royaume de
Belgique. Cela aurait été sensé, mais les 175 ans de la Belgique, c’est un
non-sens historique. La Belgique est séculaire. Même les gens de 1830 étaient
conscients que Belgique existait depuis des
siècles !
On pourrait dire aussi que
le jeune royaume a créé sa propre histoire en récupérant toutes les grandes
figures du passé.
Cette histoire propre était
la conclusion de ce qui s’était déroulé à l’époque, à savoir ce que nous
appelons le passage de la protonation à la nation. Une protonation est basée sur
la dynastie, la religion d’Etat, les privilèges. La nation est créée par les
valeurs de la Révolution française : liberté, égalité, souveraineté du peuple,
liberté des cultes, laïcité. Cette transformation fut un long processus, qui,
dans notre cas, a duré de 1789 à 1830. Dans la plupart des pays européens, il a
duré beaucoup plus longtemps. Au pays basque, le, processus est toujours en
cours.
Et nous
recommençons.
Nous
recommençons.
Poussés par des
mythes.
Par exemple que le Mouvement
flamand fut un « mouvement de petits vicaires » et que les évêques étaient
contre les pauvres Flamands. En 1921, la loi fondamentale sur l’emploi des
langues dans l’administration a été approuvée parce que les évêques de Liège et
de Namur, deux Flamands et deux flamingants, ont fait pression sur leurs
sénateurs.
L’évêque de Liège,
Martin-Hubert Rutten savait très bien de quoi il s’agissait : néerlandiser ou
perdre les Flamands comme l’Eglise avait déjà perdu les travailleurs. L’Eglise
voulait maintenir son pouvoir.
C’est toujours comme ça.
Tous les mouvements et groupes de pression veulent acquérir, maintenir ou
accroître le pouvoir.
L’ACW, écrivez-vous, a
adopté en 1929 un point de vue flamand vigoureux, parce que le mouvement sentait
la concurrence du Parti des Travailleurs belge.
L’ACW a été poussée par les
sections locales qui savaient ce qui se passait chez leurs membres et leurs
délégués syndicaux. Il n’y a pas que la direction qui veut le pouvoir, les
troupes aussi. Tout le mouvement était
flamingant.
Flamingant ?
Un flamingant est
quelqu’un qui se sent flamand (een Vlaamsgezind), comme un wallingant
est quelqu’un qui se sent wallon (een Waalsgezind) Pour moi, ce sont
des termes neutres. Il s’agit de gens qui votent pour un parti qui n’est
sûrement pas belgicain.
C’est tout de même curieux,
car vous expliquez que le Mouvement flamand est le fruit de l’élan patriotique
né de la Révolution belge
Le Mouvement flamand voit le
jour comme la glorification de la particularité nationale belge, en ce compris
la langue propre. N’oubliez pas que l’héritage des siècles antérieurs avait une
forte charge religieuse. Dans les protonations européennes de l’Ancien régime,
la religion était un élément essentiel de l’identité. Dans notre cas, cela s’est
fait par la Contre-réforme depuis les archiducs Albert et Isabelle. C’est
surtout au 19ème siècle que la langue aura une signification
nationale. En 1848, une vague révolutionnaire s’abat sur l’Europe. Le Mouvement
flamand connaît un afflux de jeunes démocrates à l’orientation libérale, qui ne
défendent pas seulement la langue nationale, mais surtout la langue populaire
contre la langue des élites urbaines francisées. Mais comme la langue populaire
est soutenue par le clergé et le parti catholique, le groupe libéral la
considérera comme une arme des cléricaux. Et la cassure entre ces deux groupes
sera très grande à partir de 1864, lorsque Pie IX, dans l’encyclique « Quanta
Cura », condamnera la liberté d’expression, mais aussi le socialisme et le
libéralisme. A partir de ce moment, nous verrons un grand morcellement du tissu
social dans notre pays. Le cloisonnement se manifeste, le mouvement ouvrier et
le Mouvement flamand éclatent en groupes. On assiste à la naissance d’un certain
nombre de mouvements libéraux flamands qui ne peuvent pas collaborer avec les
cléricaux. Au fil du temps, le Mouvement flamand sera de plus en plus associé à
l’Eglise. De nombreux libéraux se montreront donc très hostiles à l’égard de ce
Mouvement flamand, même s’il subsiste un apport libéral
important.
Un Mouvement flamand
catholique aura des conséquences en Wallonie.
Le Mouvement wallon naît en
1884. Il lutte contre tout emploi officiel du néerlandais. Jusqu’en 1905,
certains leaders wallons essaieront de supprimer rétroactivement la Loi
d’égalité de 1898, qui mettait le français et le néerlandais sur le même pied.
En 1906, le Mouvement wallon s’y résigne, mais plaide pour une scission
administrative permettant à chaque partie du pays de parler sa propre langue. Ce
Mouvement wallon naît d’ailleurs à Anvers, Bruxelles et Gand, et seulement plus
tard en Wallonie. Mais c’est un mouvement clairement anticlérical contre la
dominance cléricale. Jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, vous ne trouvez quasi
pas de wallingants cléricaux. Au contraire : il y a une hostilité prononcée de
l’Eglise envers le Mouvement wallon et
flamand.
Ne disiez-vous pas il y a un
instant que l’Eglise soutenait le Mouvement flamand ?
Oui. En 1925, dans une
lettre pastorale, les évêques mettront même en garde les Wallons contre une
désagrégation du pays s’ils privent les Flamands de leurs droits. Quelques mois
plus tard, une lettre en latin sera adressée aux prêtres pour souligner la
menace que le nationalisme wallon et flamand représentent pour le pays. Les
évêques condamnent donc une attitude hostile à l’Etat, ils condamnent la haute
trahison, comme celle que les activistes avaient commise durant la Première
Guerre Mondiale.
Quelle fut l’attitude du
mouvement socialiste ? Si celui-ci voulait émanciper les travailleurs, il devait
tout de même défendre la langue populaire ?
Aux yeux des socialistes de
l’époque, ce sont des « considérations cléricales ». La lutte était dirigée en
première lieu contre la domination cléricale et l’exploitation des
travailleurs. Que ceux-ci fussent exploités dans leur propre langue ou dans une
autre, c’était du pareil au même Les problèmes seraient résolus si les
travailleurs parvenaient au pouvoir. Entre 1884 et 1900, les élus socialistes du
Hainaut et de Liège défendront pour une fois la « langue de l’ouvrier flamand ».
Ils veulent placer le français et le néerlandais sur un pied d’égalité. Nous
aurons alors d’importantes lois linguistiques qui sont plus qu’une protection
sociale pour les Flamands qui ne connaissent pas encore le français. Mais en
1909, le Parti Ouvrier Belge (POB) supprime l’égalité des langues dans son
programme. Il estime que la question linguistique est une affaire libre. On peut
le comprendre : la Wallonie livrait 34 députés socialistes, la Flandre, six.
Cela veut dire que le point de vue anti-flamand pouvait être défendu par la
majorité.Cela eut comme avantage que
le leader socialiste anversois Camille Huysmans put se profiler comme
flamingant. En 1913, il défendit le principe de l’unilinguisme de la Flandre.
Dans le courant de cette année, il passa à ce qu’il appelait « l’autonomie
culturelle », comme cela existait en Cisleithanie, la partie occidentale de
l’Autriche-Hongrie. Ce système signifiait que les matières personnalisables –
soins de santé, enseignement – étaient transférées à des institutions privées
subsidiées par les pouvoirs publics. Autrement dit, les Italiens et les
Tchèques purent créer leurs propres écoles à Vienne, tandis que les Allemands
autrichiens créèrent des écoles à Prague. Ce système fut propagé par les
marxistes en Autriche et Huysmans le reprit. Il fut donc possible de créer
partout en Flandre des écoles et des hôpitaux e francophones. En pratique, il
reconnaissait par là la dualité linguistique de la Flandre, mais il ne croyait
pas à une Wallonie bilingue. Et il a donc combattu le principe de
l’unilinguisme, tel qu’il avait été fixé dans la grande législation linguistique
des années trente. Tandis que le parti socialiste, avec comme porte-parole le
sénateur August Vermeylen, essaya d’empêcher en 1929 la néerlandisation de
l’Université de Gand, de façon à provoquer l’éclatement du gouvernement
catholique-libéral du Premier ministre catholique Henri Jaspar. Lorsque cela
échoua et que la majorité gouvernementale approuva la néerlandisation, les
socialistes flamands votèrent pour.
Dès le début, les
conceptions idéologiques, sociales et communautaires se mélangent
donc.
Et à partir de la Seconde
Guerre Mondiale, l’élément économique devient plus important. Cela aussi est
normal. Dans la vague des mouvements nationaux du 19ème siècle, cela tourne
autour de la langue. L’économie arrive dans une nouvelle
vague.
En Belgique, nous voyons
bien que la ligne de rupture communautaire a traversé et traverse toujours tous
les partis.
C’est également le début de
la fin de la Belgique. Et c’était également l’intention des nationalistes de
part et d’autre. Lorsque les partis nationaux étaient scindés, nous allions
inévitablement vers le fédéralisme.
N’est-ce pas faire trop
d’honneur aux nationalistes flamands ?
Il y a encore ceci. Le fossé
idéologique s’évapora dans les années septante. Mais il est resté un fossé
culturel : la Wallonie est davantage marquée par le, socialisme, la Flandre par
la démocratie chrétienne. Cela signifie que les deux groupes sont culturellement
et socialement partisans d’une autre politique et cela rend la cohabitation très
difficile.
Vous écrivez que le
Mouvement wallon accepte bien le principe territorial d’une Wallonie unilingue,
mais pas pour la Flandre.
Une partie du Mouvement
wallon estimait, dans les années cinquante, que le vrai fédéralisme n’était
possible que via des accords avec les Flamands. Le Centre Harmel fut installé
par la Chambre et le Sénat pour étudier cela. La conclusion fut : chacun son
territoire linguistique, une frontière linguistique et pas de facilités. Cela se
fit en 1963, mais le leader syndical socialiste André Renard s’y opposa
immédiatement. Et cette opposition s’est poursuivie jusqu’aujourd’hui. Les
francophones estiment que la Belgique est « leur » pays, qu’ils peuvent donc
utiliser leur langue partout dans le pays et être servis partout en français.
Ils trouvent que les Flamands sont racistes lorsqu’ils leur refusent de leur
donner en Flandre des écoles francophones, une justice francophone et des
documents en français. Ce n’est pas non plus anormal. Quand les Israéliens
disent que la Palestine appartient à leur pays, ils ne font rien d’autre. Les
francophones ne comprennent vraiment pas ce que veulent les Flamands. Et c’est
aussi le problème insoluble de ce pays.
Quand je lis votre livre,
certains ont tout de même vu très tôt le problème et les solutions. Pour les
minorités, pour les territoires unilingues, pour la cohabitation. Ces solutions
n’ont tout simplement jamais été réalisées.
Je peux seulement constater
que la poussée pour la reconnaissance du néerlandais comme langue officielle
n’est venue que du côté clérical, mais celui-ci n’avait pas de majorité. Et même
lorsqu’il eut la majorité, il y eut de la part de la gauche une forte influence
pour freiner. Luc Huyse affirme que l’on gouverne en Belgique par consentement
mutuel. Autrement dit : on n’impose pas des choses que la minorité n’accepte
pas.
Sans Bruxelles et sans la
monarchie, la Belgique serait scindée depuis
longtemps.
En effet. Et si la Belgique
se scinde, la Flandre perdra Bruxelles et les communes de la périphérie. Si le
FDF peut amener les Flamands à vouloir quitter la Belgique, ils porteront
la responsabilité et les francophones pourront poser leurs exigences. Dans le
pire scénario, Vilvorde sera alors à la frontière française. Il est très
difficile de vivre avec les francophones sur un pied d’égalité. Mais cela aussi
est normal. Chaque groupe exige ses droits de groupe et n’accorde à l’autre que
des droits individuels. C’est ainsi partout. Et ce qui est tout aussi normal :
c’est le groupe le plus faible qui a le plus de
patience.
Je prends la dernière phrase
de votre livre : « Je ne sais pas si la Wallonie, bien plus que la Belgique, est
devenue une nation, mais la Flandre sûrement. Et dans le plébiscite de tous les
jours, le glissement des voix se poursuit. » Les élections vous donnent raison.
La Belgique
n’est pas populaire ; le sentiment belge a disparu. Cela me frappe constamment,
car je suis toujours un Belge. Je suis devenu patriote par la Seconde Guerre
Mondiale. A cette époque, se déclarer Belge était interdit. On ne pouvait pas
arborer le drapeau belge ni porter les couleurs tricolores. On ne pouvait pas
jouer la Brabançonne. Sauf à deux occasions : le 21 juillet et le 15 novembre,
jour de la Dynastie, comme cela s’appelait encore. On pouvait alors jouer la
Brabançonne à l’orgue après la grand-messe. Et ces jours-là, les églises étaient
pleines. J’avais alors les larmes aux yeux. Cela peut paraître sentimental, mais
c’est la vérité.
(1) Lode
Wils : « De la nation belge à la nation flamande »,
Acco.
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DEBAT INSTITUTIONNEL EN WALLONIE ET A BRUXELLES +++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
lundi 17 décembre 2012
"LE PLEBISCITE DE TOUS LES JOURS" (Knack, traduction J.Gheude)
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