"BRUXELLES DEMAIN : LE BROUILLARD SE DISSIPE" (P.Van Parijs)
« Carte blanche » de Philippe Van Parijs, professeur à l’UCL, dans « Le Soir » du vendredi 13 juin 2008
Belle soirée ce 10 juin au Théâtre national à l’initiative du Morgen et du Soir : divertissante et instructive, avec quelques brillants acteurs de tragi-comédie, quelques moments de grande franchise, et quelques inédits symptomatiques dans la forme. A-t-on par exemple jamais entendu un ministre-président wallon ou un secrétaire d’État FDF dévier résolument de la norme « chacun sa langue » pour s’adresser publiquement en néerlandais à des interlocuteurs flamands ? Bravo. On ne s’abaisse pas mais on se grandit en parlant la langue de l’autre. Quant au fond, je retiens d’abord une clarification majeure, par Rudy Demotte, de la déclaration Demotte-Picqué du 17 avril 2008. Kris Peeters, son homologue flamand, a avoué l’avoir relue à plusieurs reprises sans parvenir à saisir – il n’était pas le seul – ce que pouvait être une fédération au sein d’une fédération. Louis Tobback, pour sa part, l’a lue trop rapidement, puisqu’il a cru comprendre que les francophones faisaient enfin ce que les Flamands avaient fait d’emblée : fondre leur Région dans leur Communauté pour former le deuxième deelstaat constitutif de l’État belge. Rudy Demotte a levé toute ambiguïté : ce sont les trois Régions, et non les deux Communautés, qui forment la « base fondamentale » de la fédération belge. La Communauté Wallonie-Bruxelles ne doit donc pas être vue comme l’esquisse d’un « deelstaat » (entité fédérée) francophone ni comme une tentative d’annexion de Bruxelles par la Wallonie, mais comme une manière intelligente dont deux Régions officiellement bilingues, chacune soucieuse de sa minorité linguistique, choisissent, sur un pied d’égalité, de gérer les matières qu’elles jugent opportun de gérer ensemble. Pour que les paroles du président s’impriment dans les symboles, il est sans doute grand temps que l’iris bruxellois trouve place aux côtés du coq wallon dans l’emblème de la Communauté Wallonie-Bruxelles. Le rêve de Bruxelles comme condominium de la Flandre et de la Wallonie, corrélat du fantasme obsolète de la Belgique bi-communautaire de papa, doit donc être définitivement oublié. Louis Tobback avait manifestement compris le contraire et n’a pas pu cacher sa surprise lorsqu’un tonnerre d’applaudissements a salué l’affirmation vigoureuse, par Benoît Cerexhe, qu’un tel condominium était totalement inacceptable pour les Bruxellois. Mais s’ensuit-il que Bruxelles doit être une « Région à part entière », sur pied d’égalité avec les deux autres ? Oui et non. Oui au sens où les compétences confiées aux autorités des deux autres Régions doivent aussi l’être aux autorités bruxelloises, qui n’ont à recevoir d’ordres ni de Flandre ni de Wallonie. Mais non au sens où Bruxelles-Capitale a la responsabilité d’assumer la double mission de capitale qui lui a été confiée : celle de capitale de l’État fédéral belge et celle, chaque jour plus importante, de capitale de l’Union européenne. Dans le chef de la Belgique et de l’Europe, il en découle des devoirs à l’égard de Bruxelles, notamment en matière de financement de ses fonctions propres de capitale – question du reste trop souvent confondue, y compris dans ce débat, avec la question du financement équitable des dépenses chaque Région en fonction des caractéristiques de sa population. Mais il en découle aussi des droits corrélatifs de ces devoirs, et donc des contraintes légitimes à l’autonomie régionale de Bruxelles-Capitale – en particulier quant à l’usage du financement qu’elle doit à son rôle de capitale – qui n’a pas de parallèle pour la Flandre et la Wallonie. Compris de cette manière, Kris Peeters et Louis Tobback ont parfaitement raison de tiquer lorsqu’on utilise l’expression vague « Région à part entière ». Mais s’ils ont un droit de regard sur certains aspects de ce qui se fait à Bruxelles, ce n’est pas en tant que Flamands – même si les institutions de la Flandre y sont les bienvenues aussi longtemps qu’Anvers n’aura pas été jugée digne de les accueillir. C’est seulement – au même titre que les Wallons – en tant que Belges et en tant qu’Européens. S’ils veulent avoir à y dire davantage, c’est parfaitement possible. Il suffit de venir y habiter. Bruxelles a besoin de plus de néerlandophones, ne fût-ce que pour aider le reste de la population à apprendre le néerlandais. Mais qu’ils fassent vite. Depuis qu’elle est devenue Région, la population de Bruxelles a cessé de décliner, elle croît aujourd’hui deux fois plus vite que celle de la Flandre et est sur le point de dépasser son record historique de 1968. C’est plus cher qu’en Flandre, c’est moins propre que les trottoirs de Louvain – que Louis Tobback fait si bien nettoyer que Charles Picqué a dit avoir eu quelque scrupule à y déposer les pieds –, mais quel luxe pour les nombreux jeunes Flamands décomplexés qui viennent y savourer les défis et les délices du cœur cosmopolite de l’Europe du XXIe siècle ! Quid alors de Bruxelles si la Belgique venait à éclater ? Tout en disant que c’était un scénario qu’il n’estimait pas devoir envisager, Kris Peeters s’est contenté de répéter que la Flandre ne lâcherait jamais Bruxelles, et Louis Tobback en a tiré en toute candeur la conclusion logique. Le Vlaams Belang prétend à l’occasion être en mesure d’acheter ou d’affamer Bruxelles, mais qui prend cela au sérieux ? Le club séparatiste « In de Warande » avait promis un second manifeste consacré à Bruxelles, mais on l’attend toujours. Bref, dit Tobback, en raison de Bruxelles, il n’y a simplement pas le moindre scénario plausible pour la scission du pays. Mais il y a bien sûr moyen de passer son temps à se rendre mutuellement la vie tellement impossible que la coexistence se mue en un cauchemar dont on ne parvient pas à se réveiller. Comment l’éviter ? Guy Vanhengel a fait un plaidoyer vibrant pour une circonscription fédérale. Kris Peeters s’est borné à glisser que cela n’existait dans aucun autre État fédéral. Piètre réponse évidemment, à laquelle Guy Vanhengel a eu beau jeu de répondre qu’il y avait bien d’autres traits uniques dans notre fédéralisme. Louis Tobback, pour sa part a estimé que, si la circonscription fédérale pouvait faire partie d’une solution globale, il pourrait s’en accommoder, comme il l’a fait avec d’autres « aberrations ». Le voilà sur la bonne route, mais il lui reste du chemin à parcourir. Car comme l’ont maintenant exprimé avec brio des personnalités de premier plan de tous les partis non séparatistes (www.paviagroup.be), nos partis politiques sont acculés, avant les élections, à une double surenchère communautaire conduisant, après les élections, à des blocages interminables qui ridiculisent nos leaders politiques et nuisent gravement à la bonne gestion du pays. En outre, nos ministres fédéraux ne sont aujourd’hui électoralement responsables que devant la moitié de la population qu’ils gouvernent. Voilà l’aberration. La circonscription fédérale ne résoudra pas tout, mais elle est une condition indispensable d’un fonctionnement serein de la Belgique fédérale et donc de sa capitale. Les applaudissements nourris qui ont ponctué le plaidoyer de Guy Vanhengel prouvent que beaucoup l’ont compris. Nos dirigeants auront-ils la capacité de dépasser leurs mesquins calculs de court terme pour faire ce qu’exige l’intérêt de nos trois Régions ?
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