Jean Pirotte Historien, professeur émérite à l’UCL et président de la Fondation wallonne
Wallonie : enjeux d’une mémoire et d’un projet
mardi 04 mars 2008
A la veille d’une importante réforme de l’État, les citoyens wallons ont-ils pleinement conscience des enjeux qui les concernent ? Les élus du Parlement wallon sont-ils prêts à affirmer un projet pour la Wallonie ?
La crise gouvernementale que la Belgique a traversée depuis les élections de juin a révélé une impréparation des représentants wallons. Pourtant, les prises de position du gouvernement flamand en mars 1999 ainsi que le socle commun de revendications communautaires de plusieurs partis politiques avant les élections de 2007 ne laissaient guère de doute sur une volonté de transférer bon nombre de compétences fédérales vers les entités fédérées.
Sur le long terme, comment pouvait-on ignorer que le Mouvement flamand, né en 1840, n’a jamais cessé de grandir depuis près de 175 ans et d’élargir ses objectifs ? Il s’agit d’un nationalisme romantique et intégral, avec toute la force de l’irrationalité sentimentale, qui n’a fait que se moderniser avec la montée en puissance économique de la Flandre.
Ce n’est pas, comme on l’insinue souvent, un simple caprice arrogant de nouveau riche cherchant à éliminer de son entourage un voisin indigent. Et rien ne laisse prévoir qu’à moyenne échéance ce courant d’affirmation nationaliste puisse s’inverser.
Beaucoup de Wallons ont préféré croire que les revendications flamandes n’étaient portées que par une petite minorité d’agités nullement en phase avec le bon peuple. Notre mémoire aurait dû éveiller une certaine conscience politique pour la Wallonie.
Les causes de l’amnésie wallonne sont profondes. Qu’est-ce qui ferait écran entre le citoyen wallon, sa mémoire et son devenir ? Qu’on l’ait voulu ou non, depuis un peu plus de vingt-cinq ans, l’évolution institutionnelle de la Belgique a appelé la Région wallonne à l’existence. Celle-ci se doit aujourd’hui de faire émerger la Wallonie. Toutefois, cette émergence est hypothéquée, d’une part, par l’expérience traumatisante du déclin industriel et, d’autre part, par un déficit symbolique.
Malgré des signes fragiles de redressement, un demi-siècle de détérioration économique laisse des traces profondes dans les mentalités. L’histoire montre qu’une telle épreuve ne peut être surmontée aisément. Cette évidence n’a pas empêché les Wallons de culpabiliser et d’intégrer dans leur mémoire les critiques de voisins émergeant en force dans l’économie belge.
La Wallonie vit par ailleurs dans un véritable déficit symbolique. Les Wallons ont rarement qualifié de « wallons » les fleurons de leur patrimoine, préférant les attribuer à la Belgique à la réussite de laquelle ils étaient flattés de s’identifier. N’ont-ils pas largement contribué à construire, sur base de leur prospérité économique et par solidarité avec tous les travailleurs, une sécurité sociale belge ? Celle-là même que le mouvement flamand veut s’approprier, accusant les Wallons d’en tirer profit !
L’absence de la Wallonie comme telle dans les cursus scolaires aggrave ce manque de repères identifiants. Comment un jeune Wallon peut-il comprendre les enjeux actuels s’il ne dispose d’un enseignement des faits qui ont marqué l’histoire récente du pays. En termes d’éducation citoyenne, n’est-il pas pertinent de comprendre comment fonctionne la Région dans le contexte belge et comment les luttes sociales et politiques expliquent le fédéralisme aujourd’hui ?
La proposition du sénateur Destexhe pour « mieux connaître notre passé commun » et le projet de décret de Maria Arena visant à « donner du sens à l’histoire enseignée dans nos écoles » seront-ils à même d’y remédier ? Force est de constater que la Communauté française de Belgique, qui dispose de l’enseignement dans ses compétences, n’est pas faite pour éclaircir le paysage symbolique d’une Wallonie en mal de compréhension d’elle-même. Cette Communauté, indépendamment du lien nécessaire de solidarité qu’elle préserve entre les Régions wallonne et bruxelloise, entretient un dessein culturel mort-né.
Cette institution exprime en fait l’objectif des héritiers de la bourgeoisie de 1830 qui a jadis construit l’État belge unitaire sur une base francophone. Les Flamands ayant refusé de s’intégrer à ce modèle, la Communauté française poursuit le rêve belge sans eux. Il en résulte une idéologie qui réduit la Belgique à une capitale, Bruxelles, et une province, la Wallonie, dont le nom et les aspirations s’effacent dans cet État résiduaire. C’est ainsi qu’est né dans les années 1970 le concept de « belgitude » auquel le monde francophone subventionné tente de se conformer, faute de mieux.
Ce constat, dressé en 1983 et réaffirmé en 2003 par le Manifeste pour la culture wallonne (1), est aujourd’hui partagé par bon nombre de Bruxellois, comme en témoigne le manifeste Nous existons ! signé par 10.000 citoyens (2). Les Bruxellois ne se reconnaissent pas non plus dans cette institution dont la seule vocation « francophone », sans prise sur les réalités régionales, les prive de facto d’un projet multiculturel pour Bruxelles.
Pour mettre en chantier une véritable dynamique culturelle, les sociétés wallonne et bruxelloise doivent pouvoir s’appuyer sur les compétences de l’enseignement, de la culture et de l’audiovisuel. Sans ce précieux capital humain et symbolique, ni la Wallonie ni Bruxelles ne pourront un jour pleinement s’épanouir. « Quand on ne sait pas où on va, qu’on sache d’où on vient », dit un proverbe des Sérères du Sénégal…
(*) (www.fondationwallonne.org)
(1) Ce document est disponible et mis en contexte sur Wikipedia (via une recherche sur ce terme) : fr.wikipedia.org
(2) www.bruxsel.org
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