Opinion
Mis en ligne le 12/10/2007
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FELICE DASSETTO SOCIOLOGUE (UCL)
Les voisins du sud sont habitués à énumérer leur régime politique pour
bien en souligner les étapes. Au premier Empire succéda le deuxième. Et quant
aux Républiques, on en est à la cinquième. En Belgique, on rechigne à parler
ainsi. On se limite à ajouter l'adjectif "fédéral". Le Royaume se
donne les allures d'éternel.
C'est peut-être le sentiment de fragilité du pays qui amène à laisser
tel quel le "royaume" pour garder au moins une façade. Ou bien la
crainte spontanée du changement dans la conservatrice Belgique. Cependant, il
faudrait parvenir à énumérer les quatre royaumes de Belgique qui se sont
succédé depuis 1830, afin de parvenir à penser plus loin. Car le quatrième,
celui qui vit la Belgique aujourd'hui, est intenable.
Le premier royaume est celui de la fondation; il a duré jusqu'aux
environs de 1880. Il est bourgeois, francophone, censitaire. Le deuxième, en
gros entre 1880 et la Grande Guerre, fut identique au précédent, mais il amena
la Belgique à jouer dans la cour des Grands en s'annexant le Congo. Il se
prolonge dans le troisième royaume, celui entre la Grande Guerre et les années
1960. Les ferments sociaux et le vote au suffrage universel changent la donne.
Etat social et mouvement flamand s'affirment. Et, par ailleurs, la colonie doit
être abandonnée en catastrophe.
Se met en place le quatrième royaume, celui qui aboutira à la Belgique
dite fédérale. Le face-à-face Wallon-Belgique et le Flamand-Belgique,
aboutissent au face-à-face Flamand-Wallon, devenu Flamand-francophone. Se
construit ainsi un fédéralisme binaire d'une Belgique qui reste unie car elle
ne parvient pas à se séparer. C'est un fédéralisme d'indivision. A cause de
Bruxelles, ou grâce à Bruxelles. Cela dépend des points de vue.
La logique du quatrième royaume se fonde sur l'idéologie de la découpe
et de la pureté. Pureté linguistique, identitaire, où le mouvement flamand
s'affirme à juste titre avec fierté. Mais devient revanchard et nationaliste.
En face, se construit une identité wallonne, qui garde son ironie, malgré
l'happartisme terne et s'exprime surtout par le "vola porqwè qu'on-z-èst fîr d'èsse walon". Pureté sociale ou
socialiste qui rêve d'une Wallonie walfairienne aux poches vides et obligée à
se transformer en plan Marshall du capitalisme à restaurer. Et on tente de
construire une pureté francophone, forte surtout d'être le contrepoint des Flamands.
Et Bruxelles, qui n'est pas pur de la pureté des autres, s'invente une fleur
comme symbole, face au lion et au coq.
A quoi bon évoquer tout cela ? C'est bien connu ! Certes, mais en le
racontant ainsi on pourrait commencer à penser que le quatrième royaume
pourrait avoir une fin. Il est devenu invivable par l'affrontement face-à-face
auto alimenté par les institutions mises en place. L'invention d'un cinquième
royaume pourrait devenir pensable.
On pourra objecter que ce n'est pas le moment ou qu'il n'y a pas de
raisons. Ce n'est pas le moment, car c'est se déforcer face aux Flamands ou
réciproquement. Avec le risque qu'il ne sera jamais le moment. Et puis, il n'y
a pas de raison, on s'est toujours arrangé ! Mais la réalité n'est plus la
même. Les professionnels de la politique et de l'opinion qui se sont forgés sur
la culture du fédéralisme binaire auront difficile à vouloir changer. Et les
nationalistes flamands ne voudront pas autre chose, car ce quatrième royaume
est la voie recherchée sur le chemin lent d'une Flandre indépendante.
Le seul hic dans l'histoire est, on le sait, Bruxelles. Que ce soit à la
Warande ou ailleurs, on pourrait alors envisager de prolonger la logique du
quatrième royaume et avancer dans le raisonnement par découpe. A la manière de
"canton" du bon vieux temps, ils pourraient alors penser Bruxelles
sous forme de concessions. Des concessions flamandes par-ci, francophones
par-là. C'est un peu ce qui semble se passer et s'annoncer en pratique. Il
suffirait d'institutionnaliser le tout sur le territoire bruxellois.
On pourrait imaginer aussi une concession européenne. Toutefois, cela
risquerait de donner des idées. Car des Belges d'origine arabe, turque,
congolaise, italienne, espagnole, portugaise, grecque, musulmane, inspirés par
les luttes tribales des Belges d'ancienne souche, pourraient revendiquer aussi
des concessions. D'ores et déjà, on pourrait imaginer une telle carte
bruxelloise. Et d'ailleurs, pourquoi limiter ces concessions à Bruxelles ? A
Anvers, n'y aurait-t-il pas place pour une concession arabo-musulmane ? Dans le
Hainaut et à Liège, pour une italienne ou turque ?
Elucubrations dans la veine du roman de Jacques Neyrinck, "Le siège
de Bruxelles" ? Certes, mais la logique du quatrième royaume pourrait les
faire devenir réelles. A ce point, la question est de savoir si on voudra
continuer dans la logique en partie étouffante du quatrième royaume ou si un
courant d'opinion - notamment auprès des plus jeunes générations, flamandes,
wallonnes, bruxelloises, autochtones de vieille souche et autochtones de
nouvelle souche - cherchera la voie pour en inventer un cinquième. Le quatrième
était peut-être une étape nécessaire. Entre autre pour secouer la suffisance
conservatrice francophone. Mais en rester là, c'est peut-être perdre une
fameuse occasion d'innover.
Le cinquième royaume pourrait sortir du fédéralisme binaire, sommaire,
invivable, braqué sur l'opposition Flamands-francophones qui est son mal
viscéral. Les chemins possibles sont divers. Mais ils devront emprunter d'autres
voies que celles des petites adaptations marchandées selon le modèle du
quatrième royaume. Le cinquième royaume pourrait s'alimenter d'une utopie
branchée sur les urgences du monde contemporain. Les institutions de la
cinquième Belgique seraient ainsi plus en résonance avec la vitalité
artistique, solidaire, civique, intellectuelle, économique de la société belge.
Tout d'abord, ce cinquième royaume, fédéral de type nouveau, inscrirait
au coeur de ses institutions la grande urgence du monde contemporain, qui doit
réinventer l'articulation entre être soi et être avec d'autres dans un monde
aplati et identitaire à la fois. Et le cinquième royaume, en renouant avec la
grande tradition sociale belge, pourrait tenter également de répondre au
dilemme qui existe entre un monde, une Europe, une Belgique globalement de plus
en plus riches, mais qui s'enfoncent dans des inégalités criantes et
intolérables.
Un monde qui poursuit la croissance matérielle, mais qui s'interroge sur
le sens et les finalités de celle-ci. Un monde qui cherche un équilibre entre
l'activité humaine et le cycle de la nature, que la longue histoire
d'industrialisation et d'urbanisation de ce pays rend particulièrement
problématique. Un monde où des métropoles jouent un rôle clé, dans un pays qui
est tout entier une métropole. Un monde qui sera de plus en plus peuplé, d'une
densité de population au moins comparable à celle du territoire belge, où elle
est parmi les plus élevées au monde.
Autant de dimensions dont la Belgique est un laboratoire, un creuset, un
prototype. De quoi ouvrir l'horizon extraordinaire d'un cinquième royaume, de
son vivre ensemble et de ses fondements constitutifs. De quoi redécouvrir,
réinventer l'idée de nation, non pas nationaliste, non pas celle nostalgique du
passé dont le quatrième royaume est encore un avatar, et ce même au sein des
entités fédérées. Mais ce sont surtout les jeunes générations qui peuvent
tenter de le penser. Avec du souffle.
© La Libre Belgique 2007
15.10.07
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