Jean-Paul NASSAUX - 290808
Le courant régionaliste wallon a opté pour la suppression de la Communauté
française. Il n'est pas seul : diverses personnalités s'affirment régionalistes
bruxellois. Avec quelles conséquences?
Historien et politologue. Auteur de plusieurs études sur les relations
communautaires et la vie politique bruxelloise.
L'orientation confédéraliste adoptée par une partie importante de la
classe politique flamande, confortée lors des dernières élections fédérales,
pose le problème du rôle futur de l'Etat belge et de l'architecture
institutionnelle francophone. Rudy Demotte, ministre-président de la Région
wallonne et de la Communauté française et Charles Picqué, ministre-président de
la Région de Bruxelles-Capitale, ont apporté une pièce intéressante à ce
dossier en cosignant, dans "Le Soir" du 17 avril 2008, un texte intitulé
"Pour une fédération Wallonie-Bruxelles, un plaidoyer birégional". De
son côté, le MR, par la voix, notamment, du député wallon Richard Miller,
s'oppose à la régionalisation de l'enseignement et plusieurs personnalités
politiques, universitaires, intellectuelles ou du monde associatif plaident en
faveur d'un renforcement de la relation entre Bruxelles et la Wallonie.
Cependant, un point de vue différent s'exprime, qui met l'accent sur les
différences entre ces deux régions et qui vise à la régionalisation de compétences
telles que l'enseignement ou la culture.
Celles-ci sont aujourd'hui exercées par la Communauté française qui est
le lien entre les francophones de Wallonie et de Bruxelles. Rappelons que la
complexité institutionnelle belge procède de la différence de vision entre
Flamands, partisans de la création de communautés, et francophones, favorables
à la mise en place de régions. Terre de compromis plutôt que de violence, la
Belgique a donc été restructurée autour de communautés et de régions. Comme le
soulignait le regretté Jean Stengers, professeur d'histoire à l'ULB, "les
communautés [...] ont une consistance inégale au nord et au sud du pays".
Evoquer une approche ethnique dans l'attachement à un lien entre la Wallonie et
Bruxelles n'a dès lors pas beaucoup de sens car, comme l'écrivait toujours Jean
Stengers, "au nord, "ons volk" est une expression et une
réalité qui vont de soi; au sud, elles n'ont pas de réel équivalent"
(1). Les francophones ont réduit le rôle de leur communauté lors de la réforme
de l'Etat de 1993, resserrant ses compétences sur la culture et l'enseignement.
Le courant régionaliste wallon veut aller plus loin et opte pour la suppression
de la Communauté française. Leurs arguments ont été abondamment exposés - voir,
par exemple la carte blanche de l'historien Jean Pirotte parue dans "Le
Soir" du 4 mars dernier. Une position analogue a été prise par des
personnalités bruxelloises, notamment par les initiateurs de l'appel "Nous
existons" et par les fondateurs du nouveau parti Pro Bruxsel. Une telle
approche a été commentée par le constitutionnaliste Francis Delpérée dans
l'ouvrage qu'il a consacré à la Constitution (2). "Plus étonnant
encore", écrit-il, "un certain nombre de Bruxellois, tout
heureux de pouvoir célébrer l'originalité de leur capitale et de refuser un
compagnonnage trop étroit avec les Wallons, sont prêts à tenir le même
discours. Pour cela, ils doivent contester l'existence de la Communauté
française qu'ils n'hésitent pas, dans leurs discours, à réduire en morceaux.
Ils doivent aussi gommer le caractère principalement francophone de Bruxelles
et en faire une ville biculturelle et même, pour faire bonne mesure, une métropole
multiculturelle. Ils veulent se retrouver entre Bruxellois et sont fiers de
l'être. Ils se noient en prétendant arriver à l'existence. Ils se sacrifient
sur l'autel de la patrie fédérale". Et Francis Delperée d'ajouter en
note : "sans être assurés de voir récompenser ce beau geste politique.
La naïveté deviendrait-elle synonyme de lucidité ?"
Nous ne pensons pas que le constat de naïveté s'applique à tous ceux qui
adoptent une telle position. Certains d'entre eux défendent en effet un projet
très cohérent qui comporte une dimension linguistique visant à faire de
l'anglais la langue dominante à Bruxelles. Serge Moureaux voit dans Bruxelles
une ville de culture française ouverte aux autres cultures. L'étude du
professeur Rudi Janssens de la VUB a établi que le français était effectivement
la langue dominante à Bruxelles et celle vers laquelle se tournaient de plus en
plus les jeunes issus de l'immigration. Or, enlever aux francophones bruxellois
la maîtrise de leur enseignement en confiant celui-ci à une Région bilingue -
et demain trilingue, en intégrant l'anglais ? -, offre un moyen efficace
d'affaiblir à terme la position du français à Bruxelles. La raison invoquée est
de parvenir au réel multilinguisme des jeunes Bruxellois. L'argument est certes
recevable, même si nous pouvons nous demander pourquoi les jeunes Wallons ne
devraient pas bénéficier de la même attention. Mais prenons garde à ne pas
aboutir, comme le craignent Jacques Debatty, Daniel Fastenakel et
Anne-Françoise Theunissen, à réduire "les questions liées à
l'enseignement en une seule : l'apprentissage des langues". Les mêmes
auteurs relèvent que l'objectif de l'appel "Nous existons" est "de
rendre "la plupart" (de qui parle-t-on ?) des jeunes Bruxellois
compétents en trois langues ! Alors qu'aujourd'hui nous avons les pires
difficultés à rendre les jeunes des milieux populaires et/ou issus de
l'immigration compétents dans une seule de ces langues !" (3) . Nous
ajouterons, pour notre part, qu'un meilleur apprentissage des langues peut être
mis en place dans le cadre institutionnel existant. L'accord sur l'échange de
professeurs signé le 1 er février dernier entre les ministres francophone et
flamand de l'enseignement, Marie Arena - aujourd'hui passée au gouvernement
fédéral - et Frank Vandenbroucke ouvre une voie intéressante en ce sens.
Pour bien mesurer toutes les conséquences possibles d'un transfert de
l'enseignement à la Région bruxelloise, il faut replacer cette revendication
dans le cadre d'autres idées défendues par le professeur Philippe Van Parijs et
assumées par diverses personnalités qui s'affirment régionalistes bruxellois.
Il y a, d'abord, l'octroi du droit de vote aux élections régionales aux
Européens domiciliés à Bruxelles. Proposition qui, si elle est suivie, comme y
poussent certains, de l'instauration de l'anglais comme troisième langue
officielle bruxelloise, pourrait avoir pour effet de diluer le pouvoir
francophone sur l'enseignement et de faciliter ainsi la mise en oeuvre d'une
autre proposition du professeur Van Parijs. Il s'agit de l'organisation des
masters universitaires et de la recherche scientifique en anglais. Quand l'on
sait le rôle joué par l'enseignement et la recherche universitaires dans le
rayonnement d'une langue, on peut parfaitement imaginer l'affaiblissement
qu'entraînerait une telle évolution pour la langue française à Bruxelles.
Certains défenseurs de la culture néerlandaise ont d'ailleurs déjà exprimé une
inquiétude analogue. La voie de la standardisation anglo-saxonne ne
risque-t-elle pas d'appauvrir le modèle européen, en réduisant l'influence
d'autres grandes cultures qui le nourrissent de leurs valeurs ?
1. J. Stengers et E. Gubin, "Le grand siècle de la nationalité
belge", Racine, Bruxelles, 2002, p.195.
2. F. Delperée, "La Constitution de 1830 à nos jours", Racine,
Bruxelles, 2006.
3. "Politique".
Revue de débats, n°49, avril 2007, p.36.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire