Les
Flamands dénient à Bruxelles le statut d'entité fédérée à part entière. Leur
ministre-président l'a répété dans la presse. D'autres l'ont tonné au
pèlerinage de l'Yser. Xavier Mabille revient sur un malentendu historique.
Bruxelles sera-t-elle associée à la grande réforme de l'Etat belge ? Pour les francophones, officiellement en tout cas, cela va de soi. Pour le Nord, c'est exclu : ils exigent une discussion à deux, entre Flamands et Wallons. Voilà, aujourd'hui, l'élément qui bloque le démarrage des négociations.
Derrière ce conflit se cachent des enjeux de première importance : depuis toujours, les Flamands dénient à Bruxelles - et à la Communauté germanophone - le statut d'entité fédérée à part entière. Leur vision d'une « Belgique à deux » est nettement plus confédérale que le schéma défendu par les francophones. Interview de Xavier Mabille, président du Centre de recherche et d'information sociopolitiques (Crisp).
Le Vif/L'Express : Bruxelles occupe, depuis quelques semaines, une place centrale dans l'actualité politique. Un paradoxe, pour une Région que les Flamands rêvent d'effacer ?
Xavier Mabille : Pendant longtemps, Bruxelles s'est contentée d'être un enjeu plutôt qu'un véritable acteur dans la discussion institutionnelle belge. Au fil du temps, sa position a évolué. Elle s'affirme aujourd'hui davantage comme « Région à part entière », et est considérée par certains comme « encombrante ». Mais cette évolution s'est aussi accompagnée d'une certaine perte de prestige.
Bruxelles est en
perte de vitesse ?
De 1830 à la fin des années 1970, Bruxelles a occupé, de facto, une place centrale et prestigieuse : il suffit, pour s'en convaincre, de voir le nombre de Premiers ministres et de ministres bruxellois dans les gouvernements de l'époque. Normal : dans l'Etat unitaire, Bruxelles était naturellement le centre. Elle concentrait sur son territoire tout « ce qui comptait » : ministères, administrations, services publics, institutions financières, entre-prises, Palais royal. D'emblée, la capitale a aussi été au centre du réseau ferroviaire : le Namurois qui se rend à Hasselt doit transiter par Bruxelles, et vice versa. Et puis, elle a connu une croissance démographique très rapide : en un siècle, la population bruxelloise est passée de 100 000 à un million de personnes.
Et elle s'est
francisée...
Ce fait explique, en partie, pourquoi le « cas bruxellois » est vite apparu comme un problème. En 1830, les 100 000 Bruxellois parlaient, pour la plupart, le flamand. Cent ans plus tard, la population bruxelloise est très majoritairement francophone. D'où le ressentiment « historique » des Flamands à l'égard de Bruxelles.
Les Flamands
sont-ils les seuls à « en vouloir » à Bruxelles ?
Non. Très vite, le Mouvement wallon va, lui aussi, percevoir Bruxelles comme un lieu de pouvoir centralisateur, où se prennent des décisions qui ne tiennent pas compte des intérêts régionaux. Du côté flamand, ce « complexe » de la « province » à l'égard de la capitale se double d'un ressentiment linguistique : deux raisons de ne pas aimer Bruxelles.
Mais les
capitales sont souvent jalousées, sans que cela les affecte...
La capitale reste prestigieuse, notamment parce qu'elle est le siège des institutions européennes et la vitrine de la Belgique à l'étranger. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle pose problème dans le débat institutionnel belge : personne ne l'aime, mais tout le monde veut bénéficier de son prestige. En revanche, sur la scène belgo-belge, l'influence de la capitale s'est émoussée à la fin des années 1960, après l'affaire de Louvain et la scission des partis politiques en ailes flamande et francophone. A l'intérieur des partis « nationaux », les Bruxellois occupaient naturellement une place centrale. Dans des partis flamands et francophones, les Bruxellois ont forcément une position plus périphérique. Dans les négociations institutionnelles qui se sont déroulées depuis lors, cela ne les a pas servis.
Depuis les
premiers pas vers le fédéralisme, Bruxelles a toujours constitué un problème
pour les négociateurs...
La question du sort de Bruxelles s'est posée dès 1970. A cette date, le principe de l'autonomie culturelle est acquis : on crée trois communautés culturelles (française, néerlandaise, allemande), qui sont d'emblée dotées de compétences très précises. A Bruxelles, ces compétences sont gérées par les francophones d'un côté, les Flamands de l'autre. On crée aussi, à ce moment, trois Régions : la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. Mais cette régionalisation n'est encore que très formelle : elle ne sera concrétisée qu'en 1980. Du moins pour ce qui est de la Wallonie et de la Flandre. Bruxelles, elle, restera au frigo jusqu'en 1989.
Pour quelle
raison ?
A cause de l'opposition flamande. En 1972 déjà, le CVP, réuni en congrès à Anvers, exigeait que les mêmes organes exercent les compétences culturelles et régionales. Les sociaux-chrétiens et, plus largement, le Mouvement flamand n'ont jamais accepté l'asymétrie entre les institutions communautaires et régionales, ni l'émergence de Bruxelles comme entité politique à part entière. En 1999, au parlement flamand, le nord du pays a réaffirmé sa conception de l'Etat belge : deux (quasi-) Etats fédérés (la Flandre et la Wallonie), et deux « entités » fédérées (Bruxelles et la Communauté germanophone), cogérées par les Flamands et les Wallons.
La Flandre est donc restée cohérente au fil du temps. Elle le reste aujourd'hui, lorsqu'elle dénie à Bruxelles le droit de participer aux négociations sur la réforme de l'Etat. Pourquoi les francophones n'ont-ils pas été en mesure de faire mieux valoir leur position ?
Parce que le positionnement des Wallons vis-à-vis de Bruxelles n'est pas dénué d'ambiguïtés. Certains considèrent que la solidarité avec Bruxelles est essentielle, pour la simple raison qu'on est plus forts à plusieurs dans un Etat où les Flamands sont majoritaires. Mais d'autres pensent, au contraire, et même si c'est tout bas, qu'une alliance objective entre la Flandre et la Wallonie est le meilleur moyen, pour les Wallons, d'obtenir davantage d'autonomie.
Est-il
imaginable, pour les francophones, d'accéder aux revendications flamandes et
d'exclure Bruxelles de la négociation institutionnelle ?
Le problème est plus large que cela. La bonne question est : « Peut-on accepter qu'il y ait, en Belgique, deux catégories de citoyens, à savoir ceux qui détiennent les clés de leur destin et les autres ? » Pareille évolution des institutions en Belgique serait en contradiction totale avec ce qui se passe ailleurs en Europe. La « cogestion » est un concept qui appartient au passé. Il est inconcevable, dans un Etat européen moderne, de priver de ses droits politiques un dixième de la population d'un pays.
Cela dit,
pendant longtemps, les Bruxellois ont péché par excès de discrétion, non ?
La
Communauté germanophone est fort discrète, elle aussi, ce qui ne l'a pas
empêchée d'obtenir toujours davantage d'autonomie. Mais il est vrai que, du
côté bruxellois, on a manqué longtemps d'une vraie identité politique. Ces
dernières années, la situation a évolué : de plus en plus de Bruxellois
s'organisent collectivement et font entendre leur voix. Le parlement bruxellois
a voté, récemment, une résolution exigeant la place qui lui revient dans les
négociations sur la réforme de l'Etat. Et un nombre grandissant de responsables
politiques bruxellois revendiquent leur identité bruxelloise, avant une
identité francophone ou flamande. Bruxelles est devenue un véritable acteur. Encore
petit, certes, mais un acteur quand même. Entretien : Isabelle Philippon (080908)
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