mardi 11 décembre 2012

L'AVENIR DE LA COMMUNAUTE FRANCAISE



Revue de la Maison de la Francité n° 51
3e trimestre 2007


Un entretien entre le Président de la Maison de la Francité et M. Xavier Mabille, Président du CRISP


Xavier Mabille - Je souhaite préciser d’emblée la portée qui peut être celle des réponses que je donnerai à vos questions. J’aurai bientôt consacré cinq décennies de travail à observer et à tenter d’analyser la vie politique en Belgique. Il m’est donc extrêmement difficile de me départir de la position de l’observateur qui n’a pas vocation à sacraliser quelque institution que ce soit. Aussi le lecteur pourra-t-il avoir l’impression que je me dérobe parfois devant les questions posées. Dans le même temps, je reconnais volontiers que, même comme observateur, je suis situé dans un certain horizon : je suis de langue et de culture françaises. Mon point de vue, au sens propre de l’expression, est celui d’un francophone.

Serge Moureaux - La Communauté française est née politiquement du hasard et de la nécessité. Mais elle demeure le seul lien organique où s’exerce au quotidien la solidarité entre francophones, de Wallonie, de Bruxelles et d’ailleurs dans des domaines aussi sensibles que la langue, la culture, l’art, l’enseignement, l’audiovisuel. Les subdélégations de pans entiers des matières personnalisables à la Région wallonne et à la Commission communautaire française de Bruxelles n’ont pas handicapé ce rôle fédérateur de la communauté.

On peut penser, par contre, qu’une fusion de la communauté et de la Région wallonne prônée par certains (ou la suppression pure et simple de la communauté, suggérée par d’autres) se heurterait à des inconvénients majeurs, car la Communauté française compte 25 % de Bruxellois (majoritairement d’origine wallonne) ce qui contraste avec les malheureux 2 % de Bruxellois au sein de la Communauté flamande (!) et d’autre part, la coupure culturelle entre francophones de Bruxelles et de sa périphérie et Wallons serait réellement dramatique pour l’avenir des deux régions car elle détruirait le socle institutionnel irréductible qui protège les francophones en cas de séparatisme ou de confédéralisme. Tel est mon point de vue. Qu’en pensez-vous ?

X.M. - Pour en venir enfin à la première question posée, il est bien vrai que le rapport entre communauté et région est bien différent du côté francophone de ce qu’il peut être du côté flamand.

Cela s’explique pour une large part par l’origine des revendications qui ont mené à la création de ces institutions. Le mouvement flamand a demandé, de longue date, l’intervention du législateur – et de façon plus générale de la puissance publique – dans les domaines linguistique et culturel, tandis que, du côté wallon d’abord, bruxellois ensuite, la revendication portait par priorité sur les possibilités d’action des pouvoirs publics dans le domaine économique et dans les matières connexes.

Pour autant qu’une généralisation de ce type soit légitime, on pourrait dire qu’initialement les Flamands étaient interventionnistes en matières linguistique et culturelle tandis que les francophones, wallons et bruxellois, étaient, en ces matières, libéraux, au point d’ailleurs d’apparaitre parfois – du moins pour certains d’entre eux – comme y étant indifférents.

L’histoire rend compte ainsi de la visibilité plus grande de l’institution communauté du côté flamand et des difficultés qu’elle a pu rencontrer pour s’imposer du côté francophone. Il faut constamment conserver présent à l’esprit qu’une institution risque de n’être qu’un cadre vide à défaut de pouvoir s’appuyer sur l’adhésion des citoyens et sur les actions et activités qu’ils mènent collectivement.

La question indique déjà bien un des obstacles majeurs à une « fusion » communauté-région comme aussi les dangers d’une coupure entre Wallons et francophones de Bruxelles et de sa périphérie.

S. M. - Je crois personnellement que le nœud du problème pour l’avenir de la communauté est budgétaire et fiscal. Or, il existe de nombreuses pistes, sans passer par un nouvel accord avec la Flandre, qui ne me paraissent pas explorées. Un manque d’imagination (ou une absence de volonté politique) brime la communauté. Le droit de tirage des Bruxellois francophones est mal ou pas utilisé en faveur de la Commission communautaire française. Quant à l’idée de régionaliser les compétences de celle-ci, elle est absurde et couterait, une fois de plus, de nombreux emplois aux francophones.

J’ai le sentiment qu’un certain nombre de responsables ne connaissent pas très bien la genèse et le fonctionnement de nos institutions, et - particulièrement - de celles de Bruxelles. N’avez-vous pas le même sentiment ?

X. M. - Une double menace pèse sur le sort actuel et à venir des Bruxellois francophones. Les résolutions institutionnelles du Parlement flamand du printemps 1999 constituent la référence commune en la matière de la grande majorité du monde politique flamand même si de nouvelles revendications sont depuis lors venues s’y ajouter. Elles sont très claires : les composantes de l’État fédéral – les trois communautés et les trois régions – doivent laisser la place à deux États fédérés – l’un flamand, l’autre francophone – et à deux entités fédérées – l’une bruxelloise, l’autre germanophone – ces dernières cogérées l’une et l’autre par les deux États fédérés.

Cette volonté de mettre Bruxelles sous tutelle est une première menace. La mise en cause des institutions communautaires francophones à Bruxelles en est une autre. La première est portée par ceux qui se veulent l’expression politique de la Flandre. Ce n’est pas le cas de la seconde, qui trouve sa source parmi bien des francophones, wallons ou bruxellois. La résistance à ces deux menaces suppose à la fois la volonté d’y résister, la connaissance des mécanismes institutionnels ainsi que celle de toutes les positions en présence.

Il est indéniable que l’enjeu budgétaire et fiscal est, en la matière, tout à fait crucial. Les politiques des institutions communautaires francophones sont à la fois onéreuses et généreuses dans la mesure où elles se situent dans des secteurs comme l’enseignement, la culture et la santé. Des secteurs dans lesquels les efforts financiers à consentir risquent de toujours apparaitre comme insuffisants. Il est sans doute regrettable que des conceptions trop étroitement gestionnaires ne permettent pas de distinguer entre les dépenses celles qui constituent des investissements dont dépendent les développements à venir.

S.M. - Les institutions scientifiques et culturelles qui relèvent du pouvoir fédéral et de son financement ont tendance, dans certains cas, à devenir des instruments dont le rôle est de masquer ou d’effacer le caractère francophone de Bruxelles. Par ailleurs, certains cherchent obstinément au mépris de l’esprit et de la lettre des lois spéciales qui le prohibent, à créer à Bruxelles, artificiellement, un secteur biculturel. Mon sentiment est que trop de Bruxellois francophones sous-estiment et sous-utilisent la Commission communautaire française et son parlement qui sont les instruments naturels et obligés de toute politique de la culture française à Bruxelles. Quel est votre sentiment, sur ce point ?

X.M. - La question posée est en fait double. Les institutions scientifiques et culturelles fédérales constituent un enjeu – et sans aucun doute un double enjeu – du contentieux communautaire. Leur présence et leur action ne peuvent contribuer à altérer fallacieusement les traits réels de la Région de Bruxelles : il y va sans aucun doute d’une forme de loyauté fédérale. Leur maintien ou leur réforme – ou leur maintien et leur réforme – doivent s’établir ou s’opérer en toute clarté. L’exemple – ou le contre-exemple ! – du Jardin botanique indique bien les risques encourus.

En ce qui concerne les aspects biculturels, il y a sans nul doute à distinguer nettement les institutions d’une part, les initiatives et réalisations de fait d’autre part.

S.M. - Comment peut-on expliquer le caractère plutôt agressif du communautarisme flamand et celui, plutôt passif de son homologue français ? Cela tient, sans doute, à l’histoire du mouvement flamand, perpétuellement affecté, malgré sa majorité démographique et politique, d’une sorte de fièvre obsidionale, et de l’autre côté, d’une forme de confiance un peu naïve dans la supériorité naturelle d’une culture française qui n’aurait pas besoin de s’affirmer politiquement, symboliquement et institutionnellement pour exister. Le résultat me semble là : les francophones sont les derniers Belges, prêts à toutes sortes d’accommodements pour sauver la Belgique qu’ils ont portée sur les fonts baptismaux en 1830 et dont la Flandre ne veut absolument plus.

Dans ce face-à-face permanent, complètement biaisé, où les dés sont pipés, c’est en réalité l’avenir économique et social de la Wallonie et de Bruxelles qui se joue et donc leur capacité à incarner et perpétuer leur culture naturelle : la culture française. Cette réalité, je la ressens quotidiennement dans tous les rapports sociétaux.

Y a-t-il moyen de s’en sortir, et comment ? Pour moi, la responsabilité de la jeune génération francophone, très métissée, riche de cultures, et ouverte sur le monde, est écrasante. C’est à elle d’imposer à notre société une vision universaliste et si c’est impossible avec certains, de protéger à tout prix ce trésor pour ceux qui acceptent de le partager.

X.M. - Encore une fois, l’histoire apporte son éclairage. On a déjà rappelé quelques éléments de réponse à l’occasion de la première question. L’asymétrie qui a caractérisé les institutions créées à partir de 1980 reflétait déjà certaines réalités. Depuis lors, des asymétries de fait nouvelles sont apparues, donnant lieu aux situations que décrit la question.

Dans le même temps, les enjeux se sont multipliés, à la mesure de la complexité croissante des réalités sociales et culturelles. Face à quoi, la responsabilité des institutions n’est pas seule engagée. Celle des associations et de façon générale des citoyens, l’est également.

Face à un certain foisonnement, on est souvent frappé par le formalisme qui caractérise certaines démarches. Une obligation civique s’impose aujourd’hui de toute évidence, notamment à l’enseignement. Pour toucher véritablement l’ensemble des jeunes d’aujourd’hui, il faut dépasser les approches purement institutionnelles, d’une part, il faut abandonner un certain langage conventionnel, d’autre part. Je me rends bien compte qu’il est très facile de procéder par de telles affirmations mais je suis en même temps convaincu de la nécessité d’un travail de fond, obligatoirement collectif et « transgénérationnel » comme l’on dit ; je suis convaincu de la nécessité d’une véritable rupture.

C’est de ce travail et de cette rupture que peut surgir et s’affirmer cette vision universaliste la plus souhaitable à nos yeux, qui ne peut être imposée d’en haut.

S.M. - La Communauté française, qui soutient la diversité culturelle à l’Unesco, doit, à mon sens, davantage exporter ses spécificités d’ouverture et de tolérance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En a-t-elle les moyens et la volonté politique ? On peut parfois en douter !

X.M. - Comme pour la question précédente, un travail d’information et de formation s’impose par priorité. La volonté d’échapper à tout formalisme, à tout cliché, est préalable même à la définition des moyens.

Le pluralisme, tel qu’il a été pratiqué en Belgique – au prix parfois de certaines ambiguïtés – est une forme de reconnaissance de la diversité culturelle. Il n’est toutefois pas sans limites ni contraintes. L’apport de la Communauté française peut de ce point de vue être très positif.

La question des moyens et de la volonté politique est certes une question ouverte. On peut encore une fois la mettre en rapport avec l’adhésion et la participation qu’on peut escompter des citoyens.

S.M. - D’aucuns - et ils sont nombreux - mettent en avant, dans les rapports avec la Région wallonne, la Région bilingue de Bruxelles plutôt que la Commission communautaire française qui a pourtant le rôle et la vocation de représenter l’écrasante majorité des Bruxellois. Ce régionalisme séparateur bilingue plutôt qu’unificateur culturellement homogène me parait une faute qui va à l’encontre de l’intérêt bien compris des deux régions majoritairement francophones. Mais c’est, et de plus en plus, une triste réalité, portée par des responsables dépourvus d’une véritable sensibilité.

X.M. - L’espace francophone est lui-même asymétrique. Comme entre les communautés et les régions, il y a des asymétries au sein de la Communauté française. Les contacts entre Région wallonne et Région de Bruxelles-Capitale sont tout à fait légitimes – me semble-t-il – dans les domaines de celles de leurs compétences que j’appellerais « originelles ».

Mais tout aussi légitimes sont les contacts et échanges entre Région wallonne et Commission communautaire française. Tout aussi légitimes et tout aussi indispensables. Surtout pour tout ce qui concerne l’enseignement, la culture et des approches comme celles du cadre et du mode de vie.

En ces matières également, les circuits institutionnels ne sont pas les seuls. Il y a de façon incontestable une Communauté française de droit. Il serait heureux de faire vivre aussi davantage une Communauté française de fait.

À notre époque de primauté de l’image, l’enjeu d’une certaine visibilité est posé. Il est étroitement lié à l’affirmation d’une véritable citoyenneté culturelle.


22.10.07
 

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